Tom Waits “Blue Valentine”, ou le blues des marges

Tom Waits “Blue Valentine”, ou le blues des marges

Les cendres du punk flottent encore dans l’air quand Tom Waits le poète des bars à plus d’heure nous livre “Blue Valentine” en 1978. Un album, un état d’âme, une confession brute gravée sur vinyle. Avec cet opus, Waits quitte les effluves jazzy et nocturnes de ses débuts pour plonger dans une atmosphère plus électrique, plus viscérale. “Blue Valentine”, c’est un cri du cœur enroué, habillé de cuir et de rouille.

L’album est enregistré à l’été 1978, dans les studios Filmways/Heider à Hollywood. Sous la direction de Bones Howe, producteur fidèle depuis “The Heart of Saturday Night”, Waits décide d’épurer son style. Exit le piano qui avait fait sa réputation. Ici, la guitare, électrique ou acoustique, grince et grogne, sculptant une ambiance blues-rock mâtinée d’une certaine brutalité. L’équipe réunie inclut des pointures comme Roland Bautista à la guitare, Scott Edwards à la basse, et Earl Palmer à la batterie, le tout survolé par le saxophone nostalgique de Herbert Hardesty.

L’album s’ouvre sur “Somewhere “, reprise du célèbre morceau de “West Side Story”. Waits transforme ce classique en un lamento désabusé, offrant une introduction saisissante à ce qui suit : un récit d’amours perdues, de souvenirs amers et de nuits interminables. “Christmas Card from a Hooker in Minneapolis” est un joyau. La chanson est inspirée de rencontres réelles, selon Waits, évoquant des figures croisées lors de ses nuits dans les bas-fonds. Un monologue épistolaire où une prostituée raconte ses désillusions, ses rêves évanouis, sur une mélodie minimaliste. La voix de Waits est plus éraillée que jamais, une scie rouillée traversant la moelle. Dans “Romeo Is Bleeding”, l’artiste convoque des images cinématographiques dignes d’un film noir. Une virée urbaine où les gangsters croisent des rêves déchus. Les titres “« “Red Shoes by the Drugstore”et “Kentucky Avenue”, eux, plongent dans une Amérique mélancolique, celle des faubourgs et des illusions. Ici, la voix de Waits est un instrument à part. Rauque, usée, elle suinte le whisky bon marché et le tabac froid. C’est une voix de conteur écorché, portant des textes d’une rare intensité poétique. Chaque chanson est une nouvelle, un fragment d’un univers où l’amour est un couteau à double tranchant.

La critique a salué “Blue Valentine” comme une œuvre mature et audacieuse et l’album reste un jalon essentiel de la discographie de Tom Waits. Sombre, il préfigure les expérimentations à venir. C’est l’album d’un homme qui scrute les ombres de l’amour et trouve dans ces zones grises une vérité brute, indomptable.

★★★★★

Tom Waits “Blue Valentine” (Asylum Records), 1978

Charlie Doyle