Massive Attack “Blue Lines”, acte de naissance du trip-hop

Entre spleen urbain et groove hanté, “Blue Lines” fusionne hip-hop, dub et soul pour inventer un son hypnotique et nocturne. Et jette les bases du trip-hop, une révolution musicale venue d’une ville métissée dont on entrendra beaucoup parler ensuite : Bristol.
Alors direction Bristol, 1991. L’époque est en mutation, l’Angleterre est en sueur. L’ombre de Thatcher se dissipe à peine que les clubs vibrent déjà au son des nouvelles transes électroniques. Au croisement du hip-hop, de la soul, du dub et de l’électro naît une créature hybride : “Blue Lines“, premier album de Massive Attack.
Le trio – Robert Del Naja alias 3D, Grant Marshall alias Daddy G, et Andrew Vowles alias Mushroom, vient du Wild Bunch, ce crew mythique qui a fait ses classes sur les soundsystems bristoliens, absorbant aussi bien le hip-hop new-yorkais que le dub jamaïcain et l’âme déchirante de la soul. Avec “Blue Lines“, ils ne se contentent pas de mixer leurs influences : ils inventent un genre. Un son nocturne, urbain, en suspension, qu’on baptisera plus tard trip-hop.
Entre soul, dub et spleen électronique
Dès les premières secondes de “Blue Lines”, on sent l’apesanteur. L’album s’ouvre sur “Safe From Harm“, où Shara Nelson pose une voix de velours sur une rythmique lourde et dubby. Elle reviendra plus loin sur le bouleversant “Unfinished Sympathy“, sommet absolu du disque et probablement l’un des morceaux les plus intenses de l’histoire de la musique électronique. Une montée d’émotion à la fois organique et spectrale, une boucle de cordes orchestrée par Wil Malone, un beat minimaliste qui pulse comme un cœur à vif, et la voix de Nelson qui lacère le silence. Un classique immédiat.
Là où “Blue Lines” frappe fort, c’est dans son équilibre entre le groove et la mélancolie. Horace Andy, légende jamaïcaine du reggae, apporte sa voix aérienne sur “One Love” et “Hymn of the Big Wheel“, nappant le disque d’un voile mystique. Pendant ce temps, 3D et Tricky se passent le micro sur “Daydreaming”, rap poisseux et hypnotique, tandis que “Blue Lines” enfonce le clou dans un mélange de funk sous codéine et de spoken word brumeux.
Le hip-hop n’est jamais loin, et Massive Attack lui donne une patine britannique. “Five Man Army” est un cypher moite où les flows se succèdent sur une ligne de basse duby, tandis que “Be Thankful for What You’ve Got“, reprise du classique de William DeVaughn, révèle toute la science du sampling du groupe.
Une œuvre fondatrice
Avec “Blue Lines”, Massive Attack pose les bases d’un style qui influencera toute une génération. Ce n’est pas qu’un album, c’est une atmosphère, une ville la nuit sous une pluie fine, une lumière tamisée à travers les vitres sales d’un taxi. Le disque amorce un cycle qui mènera à “Protection” (1994) et “Mezzanine” (1998), chacun plus sombre et abstrait que le précédent. Trente ans plus tard, “Blue Lines” reste un choc. Il incarne un instant précis, un carrefour entre les genres, une émotion suspendue entre euphorie et désillusion. Il est la bande-son des afters bristoliens, le moment où la fête se termine et où l’aube révèle un monde en demi-teinte. Un chef-d’œuvre.
★★★★★
Massive Attack “Blue Lines” (Circa; 1991)
Safe from Harm (Feat. Shara Nelson) / One Love (Feat. Horace Andy) / Blue Lines / Be Thankful for What You’ve Got (Feat. Tony Bryan) / Five Man Army (Feat. Horace Andy) / Unfinished Sympathy (Feat. Shara Nelson) / Daydreaming (Feat. Shara Nelson) / Lately (Feat. Shara Nelson) / Hymn of the Big Wheel (Feat. Horace Andy & Neneh Cherry)