La critique musicale est-elle en train de perdre ses dents ?

Autrefois, les critiques musicaux mordaient. Et ils mordaient fort. Ils déchiquetaient les albums avec une joie presque sadique, balançaient des vannes qui faisaient trembler les maisons de disques, et plantaient leur plume comme une lame entre deux riffs mal accordés. Aujourd’hui, c’est la camomille qui coule dans les colonnes : plus personne n’ose vraiment détester un disque. C’est le “New Yorker” qui le dit, un peu désabusé : la critique musicale a perdu son mordant.
En 2024, un critique américain a pourtant tenté un dernier baroud d’honneur en balançant à propos de l’album “The Tortured Poets Department” de Taylor Swift : « Sylvia Plath n’a pas mis sa tête dans un four pour ça ! » Ligne assassine, punchline parfaite. Mais sans signature. Le magazine “Paste” a préféré cacher le nom du journaliste, “pour éviter d’éventuelles menaces d’agression”. Voilà où on en est : il faut l’anonymat pour dire qu’un album de Taylor Swift est chiant.
Il fut pourtant un temps où la critique musicale se vivait comme un sport de combat. Dans les années 60-80, Robert Christgau, autoproclamé “doyen du rock critique”, traitait Donny Hathaway de “jazz uniforme de boîte de nuit” et qualifiait George Harrison de “blaireau enroué”. Greil Marcus, dans “Rolling Stone“, s’autorisait un “C’est quoi cette merde ?” en découvrant le “Self Portrait” de Bob Dylan. Aujourd’hui, un tel papier provoquerait un thread TikTok d’indignation et une pétition sur Change.org.
Mais à force de jouer les snobs, les critiques ont creusé leur propre tombe. “Acclamé par la critique” est devenu le code pour dire “album que personne n’écoute mais qu’on est censé aimer”. Alors les médias ont baissé la garde. Rolling Stone a troqué ses notes pour des étiquettes plus molles — À écouter, Classique immédiat — et Pitchfork, ancien temple du vitriol, n’a pas collé un 0/10 depuis 2007. En 2017, le site s’est même mis à chroniquer Taylor Swift, la boucle étant tristement bouclée.
Les disques d’aujourd’hui sortent sous un consensus presque religieux. Tout le monde aime tout le monde. Personne ne veut passer pour un “rockiste”, ni affronter une armée de fans en DM. Ryan Schreiber, fondateur de Pitchfork, admet que les papiers négatifs se raréfient, surtout quand il s’agit de superstars. Même Anthony Fantano, dernier Mohican du clash sur YouTube, se fait harceler pour la moindre critique tiède.
Alors oui, peut-être qu’on a simplement vieilli. Peut-être qu’on n’a plus envie de descendre les albums, qu’on préfère attendre de voir si le disque ne finira pas par nous plaire. Une forme de sagesse ? Ou de lassitude ? Reste une évidence : la musique a besoin de friction. De mauvaises fois brillantes, de critiques injustes mais vivantes, de coups de sang et de coups de cœur. Parce qu’une scène sans clash, c’est comme un concert sans larsen : propre, lisse, et profondément ennuyeux.