La contagion Wilbur

La contagion Wilbur
Electric Miles, tome 1 : Wilbur” marque le grand retour de Fabien Nury et Brüno dans un univers métissé entre polar, science-fiction et mysticisme.

L’histoire commence à Los Angeles en 1949 : Morris Millman, agent littéraire, croise un écrivain qu’il admire, Wilbur H. Arbogast, autrefois prolifique dans les pulps, mais qui prétend être “mort” – en tout cas, il n’a rien publié depuis des années. Ce que Wilbur propose n’est pas un simple manuscrit : c’est un texte dangereux, capable d’altérer la raison, de semer la folie, voire de susciter un culte.

Dès les premières pages, l’album installe un climat de tension inquiète. Le récit de Nury ne se contente pas d’un thriller surnaturel : il interroge la puissance de la fiction, la manipulation mentale, et la responsabilité d’un auteur face à ses lecteurs. Arbogast, personnage énigmatique, oscille entre mégalomanie visionnaire et folie pure : il ne veut pas seulement publier, il prétend lancer une religion basée sur sa propre “psychogénie”. Le parallèle avec L. Ron Hubbard, fondateur de la scientologie, est clair, mais Nury ne retient pas l’histoire biographique, il choisit la fiction comme laboratoire : le récit devient prétexte à une réflexion sur le pouvoir des idées et la fragilité de la raison.

Visuellement, Brüno fait ce qu’il sait faire de mieux : son trait est épuré, presque minimaliste, mais ses noirs sont profonds, ses visages typés, ses compositions de planches toujours très maîtrisées. Il combine un sens du découpage “cinématographique” à des ruptures visuelles qui amplifient l’étrange, le vertige. Laurence Croix, à la colorisation, joue un rôle essentiel : ses aplats oscillent entre teintes chaudes évoquant les néons d’une Amérique des années 40 et des nuances plus froides, rappelant l’inquiétude et l’inconnu. Le duo Nury-Brüno prend son temps, refuse de donner toutes les clés immédiatement : la narration alterne entre discours très réalistes (l’agent, la vie littéraire, la faillite) et visions hallucinées, où réalité et fantasmes s’entremêlent. Ce montage narratif crée une sensation de vertige : on ne sait jamais très bien si l’on assiste à une manipulation mentale, une révélation mystique ou un délire paranoïaque.

Ce premier tome laisse des zones d’ombre : les personnages ne dévoilent pas tout, certaines motivations restent opaques, et l’équilibre entre “foi de l’écrivain” et “folie dangereuse” est volontairement instable. Mais cette ambiguïté est précisément ce qui rend l’album fascinant. On sent que Nury et Brüno jouent avec le lecteur.ice : ils construisent un monde où la fiction peut devenir doctrine, et où la croyance elle-même est une arme. “Electric Miles T1 : Wilbur” est une exploration puissante du pouvoir symbolique de la littérature, de l’obsession créatrice et de la manipulation mentale. C’est un album dense, exigeant, visuellement riche, qui ne choisit pas la simplicité, mais récompense l’audace.

★★★★☆

“Electric Miles, tome 1 : Wilbur”, éditions Glénat, 2025.

Théo Delmas