Hafsia Herzi, cinéaste de la douceur radicale

Hafsia Herzi, cinéaste de la douceur radicale
Révélée chez Kechiche (“La Graine et le Mulet“), Hafsia Herzi, qui n’en est pas à son coup d’essai, signe un récit sensible sur l’éveil de Fatima, jeune femme tiraillée entre désir et religion. La Petite Dernière trace le fragile chemin de son émancipation, incarnée par la révélation Nadia Melliti, primée à Cannes.

Plus qu’une histoire, “La Petite Dernière” raconte un éveil. Après “Tu mérites un amour”, dans lequel elle tenait le premier rôle aux côtés d’Anthony Bajon, Hafsia Herzi continue à explorer les sentiments, grâce à un cinéma du frémissement, des émotions qui naissent à peine, et des regards qui cherchent encore leur direction. Avec l’histoire de Fatima, obligée de concilier religion et attirance pour les filles, Herzi signe un récit subtil où se mêlent désir, tradition familiale, codes banlieusards et conscience de soi.

Fatima (Nadia Melliti) vit en banlieue dans une famille maghrébine — algérienne ou égyptienne, le film ne tranche jamais, et la jeune femme elle-même brouille les cartes lorsqu’elle drague sur le Net. Elle aime le foot et jongle avec le ballon mais aussi avec la philosophie (à la fac, son professeur cite le “Discours sur la servitude volontaire” de La Boétie). La vie de Fatima est rythmée par les prières matinales, un cadre qui structure ses journées et reflète la tension entre héritage religieux et aspirations personnelles.

La découverte de son attirance pour les filles se fait lentement, dans le quotidien et les silences. Elle “fréquente” un garçon mais ne lui offre qu’une accolade, et c’est déjà suffisant pour révéler son désir naissant. Le contraste se fait ensuite à Rosa Bonheur, où les filles chantent “Vive les lesbiennes !”, dansent, boivent et occupent l’espace avec un plaisir décomplexé. La musique y est festive, presque dansante, tandis que la bande originale d’Amine Bouhafa, jusque-là discrète, accompagne ces instants avec retenue, comme un souffle intérieur qui rappelle que le frémissement de Fatima ne se crie pas, mais se sent. Fatima regarde, absorbe, hésite. Ce moment est à la fois éclatant et discret, joyeux mais contenu, et il fonctionne comme un écho à son éveil intérieur, un horizon possible pour ce qu’elle n’ose pas encore nommer.

Plus tard, la jeune femme, casquette vissée sur la tête (geste protecteur, comme une armure contre le regard des autres) consulte un religieux pour évoquer ses questions intimes. La scène est brève, mais elle dit beaucoup : toute tentative de chercher dans cet espace des réponses sur le désir et la liberté se heurte à l’inadéquation de l’institution, qui malgré une posture qui se veut ouverte, ne sait que réciter un catéchisme, poser des limites entre ce qui peut se faire ou non. Bref formalise les injonctions. Il y a un décalage, presque ironique, entre ce que Fatima (qui dit venir consulter pour une copine) espérait et ce qui lui est offert. Progressivement, Fatima s’autorise à détacher ses cheveux, à les laisser tomber et à les montrer, geste silencieux de liberté et d’affirmation de soi, qui se déploie comme un contrepoint à la rigidité de la scène précédente.

L’actrice principale, récompensée à Cannes, incarne Fatima avec une intensité retenue. Tout passe par les micro-gestes : la respiration, le regard qui s’attarde ou se détourne, le frisson d’une main qui hésite. Les lieux (appartement familial, banlieue/Paris intra-muros, lycée puis fac, Rosa Bonheur et divers bars queer) participent également à cette géographie de l’émancipation : certains espaces limitent, d’autres ouvrent, et c’est dans ces ouvertures que Fatima commence à respirer. L’une des dernières scènes, dans le parc des Buttes-Chaumont, est significative. Sans grand geste ni discours, elle suggère un déplacement intérieur, l’ébauche d’une liberté et d’un choix personnel pour Fatima, l’amorce d’un chemin qui s’invente pas à pas.

La Petite Dernière” est un film de tendresse familiale et amoureuse, et d’attention aux corps, aux gestes, aux silences. Car il y a des choses qu’on ne dit pas… quand bien même vous fait comprendre à demi mots qu’elle sait et peut l’entendre. Ce film montre que l’émancipation n’est pas forcément vécue comme un surgissement violent (le coming out brutal : tout déballer lors d’un repas de famille) mais est parfois simplement une respiration, avec ses inspirations et ses difficultés (Fatima a de l’asthme) et que le courage peut se loger au cœur du quotidien dans la philo, la lenteur, les non dit, et la douceur de quelques jongles de foot.

★★★★☆

Jean-Marc Grosdemouge