“Sirāt” : le passage brûlant entre les mondes
Après la rave, le désert : “Sirāt” bouscule le spectateur dans un voyage mystique et charnel. Laxe filme la responsabilité, la foi et la peur comme des forces naturelles. C’est beau, brutal, et ça laisse des traces.
On sort de “Sirāt” sonnés. Mais pas sonnés comme après un film à effets, pas par le bruit ou la surenchère. C’est un autre type de vertige, plus intime, plus lent, plus profond. Le nouveau film d’Óliver Laxe, vous met face à une expérience sensorielle et métaphysique, un cinéma qui dépasse la narration pour toucher à la question la plus ancienne : qu’est-ce qu’un chemin ? qu’est-ce qu’un passage ?
Le mot “sirāt”, dans la tradition islamique, désigne le pont que toute âme doit traverser après la mort, suspendu entre enfer et paradis. Le film en reprend la métaphore : un père (Sergi López) part avec son fils (Bruno Núñez Arjona) à la recherche de la fille disparue, happée par une rave perdue dans le désert marocain. Le point de départ — une fête, une disparition — pourrait faire croire à un thriller. Mais “Sirāt” glisse vite vers autre chose : un voyage initiatique, une traversée du réel où chaque pas semble mesurer la distance entre les vivants et les morts.
Laxe filme le désert comme Tarkovski filmait la zone de “Stalker” : un espace à la fois concret et spirituel, où la lumière, la poussière et le vent deviennent des forces actives du récit. Mais contrairement à Tarkovski, qui plaçait la foi au cœur du vide, Laxe place la responsabilité. Celle du père, confronté à la disparition, à la culpabilité, à la question de ce qu’il transmet — ou ne transmet pas. La radio qui annonce en arrière-plan une troisième guerre mondiale n’est pas un gadget apocalyptique : c’est une rumeur du monde, un rappel que la désagrégation du collectif résonne jusque dans l’intime.
C’est là que le film trouve sa puissance : dans ce mélange entre le concret (la marche, la chaleur, le sable) et le symbolique (le passage, la faute, la rédemption). Laxe, déjà auteur de “O que arde” et “Mimosas“, poursuit son travail sur la frontière entre le sacré et le réel, sur ce cinéma du rituel, du geste, du feu. On retrouve, ici, une parenté avec Kore-eda -pour la manière d’interroger la filiation et la responsabilité, mais là où le cinéaste japonais privilégie la douceur et le quotidien, Laxe préfère la fureur élémentaire, la confrontation directe avec la nature et la mort.
D’où un film à la fois brutal et invitant à la méditation, traversé de visions hallucinées et de silences coupants. Un film qui ne cherche pas à séduire, mais à éprouver. On en ressort forcément vidé, comme lorsqu’on vit le deuil d’un être réel, mais aussi traversé d’une question qui continue à brûler bien après la séance : jusqu’où sommes-nous capables d’aimer, de protéger, de croire, quand le monde s’effondre autour de nous ?
★★★★★
