UNKLE : la science de la friction

UNKLE : la science de la friction
Avec “Psyence Fiction“, James Lavelle et DJ Shadow signent l’un des disques les plus fiévreux, mutants et hantés de cette fin de siècle. Un laboratoire paranoïaque où hip-hop, rock et électronique se télescopent dans un chaos somptueux.

On attendait beaucoup d’UNKLE. Peut-être trop. Lavelle, pape autoproclamé de la génération Mo’Wax, avait promis un disque-monde, une somme, un Big Bang sonore capable de recoller les morceaux d’une décennie éparpillée entre drum and bass épuisée, britpop en déroute et hip-hop devenu simple argument marketing. Pour fabriquer cette bombe, il lui fallait un artificier : DJ Shadow, l’ermite de Davis, Californie, qui a pondu il y a deux ans Endtroducing, totem instantané du sample-art. Le résultat est là. Et il dépasse le cahier des charges : “Psyence Fiction” n’est pas un album, c’est un état nerveux.

On y avance comme dans un couloir d’hôpital à trois heures du matin : néons tremblants, carrelage sonore, battements cardiaques au loin. Shadow construit les morceaux comme des scènes de film noir, saturées de basses humides, de cymbales granuleuses, de dialogues volés à des cassettes oubliées. Lavelle, lui, joue les chefs d’orchestre, invitant des voix qui n’auraient jamais dû se croiser : Kool G Rap, vétéran du Queens, qui crache un couplet sur “Guns Blazing” comme s’il ouvrait une guerre froide personnelle. Richard Ashcroft, crooner dévasté, livrant dans “Lonely Soul” une prière de huit minutes si suspendue qu’on a l’impression de voir trembler ses cordes vocales. Thom Yorke, enfin, qui transforme “Rabbit in Your Headlights” en confession hallucinée, peut-être la plus belle qu’il ait enregistrée hors Radiohead : un psaume pour conducteur insomniaque, avançant dans la nuit comme on marche sur un fil tendu.

La force de l’album tient à cette collision permanente. On y croise Jason Newsted (oui, celui de Metallica) venu déposer une basse hantée, Mike D surgissant comme un fantôme Beastie dans une ruelle londonienne. Chaque participation semble guidée non par l’affiche, mais par une logique interne : celle d’un disque qui ne cherche pas l’hybride, mais le chimique, l’altération, la mutation.

Car “Psyence Fiction” n’est pas un patchwork. C’est un virus élégant, un organisme instable qui absorbe tout ce qu’il touche -rock, hip-hop, soul, ambient, pour le recracher sous forme de paranoïa luxueuse. Un disque de fin de siècle qui parle à la fois de ce qui meurt et de ce qui naît. On entend dans chaque breakbeat la fatigue de l’époque, mais aussi une sorte de sursaut vital, une beauté âpre, dansante, qui ne demande qu’à se fissurer.

On pourra reprocher à Lavelle son goût pour l’emphase, sa volonté un peu adolescente de tout réunir, tout fusionner, tout avaler. Mais c’est précisément ce geste mégalomane — cet entêtement à vouloir fabriquer une mythologie sonore — qui donne au disque son pouvoir de fascination. À l’heure où l’Angleterre digère laborieusement les restes de la britpop, UNKLE signe un album qui regarde droit dans les yeux l’idée même de “musique du futur”, sans ironie, sans recul. Peu disques capables de créer un monde entier. “Psyence Fiction” en fait partie. Et invente un monde sinistre, fiévreux, mais d’une beauté renversante.

★★★★★

J-Marc Grosdemouge