Lou Reed “Berlin”

Lou Reed “Berlin”

Eloignez les ados et les hypersensibles : tout le monde n’est pas prêt pour un album comme “Berlin”. Mais ceux qui s’y aventurent n’en sortent jamais indemnes.

En 1973, Lou Reed surprend tout le monde. Après le succès critique de “Transformer”, album glam et flamboyant qui l’a propulsé sous les projecteurs, il opte pour un virage sombre, radical. “Berlin” est un disque hanté, un opéra rock aussi théâtral que tragique, où l’on suit l’histoire de Jim et Caroline, couple déchiré par la violence, la dépendance et la folie. Fini les paillettes du Max’s Kansas City, bienvenue dans un décor lugubre, entre chambres d’hôtel délabrées et arrière-cours plongées dans l’obscurité.

Dès l’ouverture avec la chanson “Berlin”, le ton est donné : piano cabossé, voix traînante, nostalgie écrasante. Reed installe une ambiance feutrée, presque trompeuse. Puis viennent “Lady Day” et “Men of Good Fortune”, et les guitares électriques commencent à grincer, la tension monte. Peu à peu, les chansons basculent dans l’abîme. “Caroline Says II”, déchirante, raconte une femme battue qui n’a plus la force de rêver. “The Kids” glace le sang avec les pleurs d’enfants arrachés à leur mère. “The Bed” est un requiem sans espoir, une ballade mortuaire portée par une guitare fantomatique.

Produit par Bob Ezrin, “Berlin” est d’une richesse musicale inédite pour Lou Reed. Arrangements baroques, cuivres, cordes, chœurs tragiques… Chaque morceau est une scène de film noir, une immersion totale dans un cauchemar urbain. Le disque divise à sa sortie : trop sombre, trop théâtral, trop éloigné du rock direct de “Transformer”. Il faudra des décennies pour que l’on mesure son importance. Et aujourd’hui, “Berlin est reconnu comme un chef-d’œuvre. Un album qui ne cherche pas à plaire mais à marquer au fer rouge, à graver dans la mémoire de celle ou celle qui écoute des images qu’on aimerait parfois oublier. Lou Reed est au sommet de sa noirceur, guidé par une seule obsession : raconter une histoire jusqu’au bout, sans compromis, sans artifice.

Lou Reed “Berlin” (1973)

Berlin / Lady Day / Men of Good Fortune / Caroline Says I / How Do You Think It Feels / Oh, Jim / Caroline Says II / The Kids / The Bed / Sad Song

Écoute obligatoire :

  • “Caroline Says II” : une déchirure absolue.
  • “The Kids” : cris et désespoir en plein cœur.
  • “The Bed” : une berceuse funèbre terrifiante.
  • “Sad Song” : parce le regretté Daniel Darc l’a samplé pour son “Psaume 23”, parce que l’illusion d’une fin lumineuse.

Jean-Marc Grosdemouge