Noir Désir “Tostaky”

Noir Désir “Tostaky”
En 1992, Noir Désir cesse de chercher et se trouve enfin. Après trois albums en quête d’un équilibre entre urgence et maîtrise, le groupe atteint une forme d’absolu avec Tostaky. Brûlant, métallique, ravagé et pourtant structuré, ce quatrième disque est une forteresse de béton armé. On y croise des visions apocalyptiques, des riffs électrifiés, une poésie de feu et de sang. Cantat a ramené des éclats de révolte d’Amérique latine, la section rythmique a musclé son jeu, et la rage s’est affinée. Noir Désir devient le groupe de rock français avec un disque qui claque comme une grenade dégoupillée. Et qui résonne encore.

Avec Tostaky, Noir Désir lâche les amarres. Jusqu’ici, le groupe hésitait entre un rock français trop poli et une aspiration vers quelque chose de plus brut, plus libre, plus abrasif. “Du ciment sous les plaines” posait déjà les bases de cette mutation, mais il restait des hésitations, des contours flous. Ici, plus de doutes : Noir Désir devient un bloc. Un disque d’acier trempé, enregistré dans une urgence absolue et une tension permanente.

L’enregistrement de l’album se fait en septembre-octobre 1992 aux Outside Studios en Angleterre, un studio isolé dans la campagne britannique où Ted Niceley, producteur de Fugazi, pousse le groupe dans ses retranchements. Ce choix d’exil, loin de l’industrie musicale française, n’a rien d’anodin : l’idée est de capturer une énergie brute, débarrassée de toute politesse hexagonale. Cantat et ses comparses ont dans les veines la rage du punk, l’électricité de Fugazi, la colère rentrée de Joy Division, mais ils veulent aussi un son “cast-iron”, une structure en métal fondu, indestructible.

Dès “Here it comes slowly“, l’album impose sa méthode : riffs abrasifs, voix hantée, basse qui cogne. Ici Paris est un cri, un orage électrique qui annonce la tempête à venir. Puis vient “Tostaky (Le continent)“, explosion pure où Cantat éructe, prophétise, scande un monde au bord de l’implosion. C’est un des morceaux les plus incandescents du rock français : tout y est, le cri, l’énergie, la beauté brutale.

Mais Noir Désir n’est pas qu’un groupe de fureur. Il sait aussi ralentir et plonger dans des atmosphères poisseuses. “Oublié“, “Sober Song“, “7 Minutes” naviguent entre blues marécageux et ballades plombées. Finies les hésitations country des débuts : ici, c’est le blues du delta poussé à son paroxysme, noyé dans un rock noir et épais.

Sur le plan des textes, Bertrand Cantat affûte son écriture. Il mélange visions fiévreuses (Alice, hallucination enfantine sous amphétamines), allégories politiques et sociales (“Tostaky”, où il dézingue la mondialisation en route), et lyrisme hanté (“Marlène”, une histoire d’amour en temps de guerre). C’est aussi sur cet album qu’il commence à insérer des fragments de poésie pure, des mots scandés comme des incantations.

Un groupe au sommet

Sorti le 8 décembre 1992, Tostaky est immédiatement salué par la critique. “Rolling Stone France le classera en 2010 comme le deuxième plus grand album de rock français de tous les temps. À l’époque, il devient un disque d’or en trois mois et se vendra à plus de 250 000 exemplaires, un exploit pour un album aussi brut et radical. Il propulse Noir Désir au sommet, transformant le groupe en machine de guerre scénique.

La tournée qui suit est électrique, fiévreuse, éreintante. Noir Désir joue dans des salles survoltées, Cantat est en transe, les morceaux explosent en live, prennent des formes plus rugueuses, plus viscérales encore. L’album s’arrache et devient rapidement un incontournable du rock français, un point de rupture entre un avant et un après. Trois décennies plus tard, Tostaky brûle toujours. Noir Désir n’a jamais fait plus radical, plus percutant. C’est un disque qui ne cherche pas à plaire, qui ne cherche pas d’excuses. Un disque qui hurle, qui cogne, qui reste debout.

Noir Désir “Tostaky” (Barclay, 1992), disponible sur les plateformes d’écoute

★★★★★

Here It Comes Slowly / Ici Paris / One Trip One Noise / Tostaky (Le continent) / Marlène / 7 Minutes / Oublié / Alice / Sober Song / Lolita Nie En Bloc

Jean-Marc Grosdemouge