Dinosaur Jr “Where You Been”

Dinosaur Jr “Where You Been”

C’est l’histoire d’un groupe qui a traversé les années 90 comme une vieille bagnole américaine : peinture écaillée, moteur sublime, mais les passagers claquent la porte. À la fin des années 80, Dinosaur Jr explose de l’intérieur : Lou Barlow part, Murph s’épuise, et le nom continue d’avancer sous la volonté d’un seul : J Mascis, compositeur insomniaque, multi-instrumentiste par nécessité plus que par ego. “Green Mind” naît de cette phase-là, bricolée en solitaire, atmosphères larges, batterie jouée par Mascis lui-même, lignes de basse reconstituées au millimètre. Un disque d’isolement plus que de groupe.

Puis la tectonique bouge. Mike Johnson arrive à la basse : discret, précis, assez solide pour tenir face à la densité émotionnelle de Mascis. Murph revient derrière les fûts. Pour la première fois depuis longtemps, Dinosaur Jr retrouve une respiration collective. Les morceaux s’écrivent dans des pièces où trois corps existent, où la sueur circule d’un instrument à l’autre. Cette dynamique neuve déclenche “Where You Been”.

Sorti en 1993, l’album respire comme un bloc de granite chauffé à blanc. L’entrée, “Out There”, allume tout : un riff qui décolle sans prévenir, une batterie qui pousse droit, et cette voix presque effacée qui surgit comme un témoin malgré lui. Mascis ne chante jamais pour séduire : il livre des états internes. Dans ce morceau, on entend exactement ce que ce trio reformé apporte — un socle, un poids, une architecture où sa guitare peut cogner, vriller, s’élever.

“Start Choppin’” enchaîne avec une énergie plus lumineuse. Mélodie entêtante, solo incandescent, section rythmique qui avance en terrain meuble. Dinosaur Jr capte ici un point d’équilibre rare : assez de clarté pour ne pas s’enfoncer, assez de tension pour rester vivant. Loin d’un virage pop, ce morceau trace plutôt une ligne nerveuse et joyeusement instable – un sourire sous adrénaline.

Au centre du disque, la matière s’épaissit. “What Else Is New” glisse vers une mélancolie orchestrée, avec des cordes qui élargissent le cadre sans jamais alourdir l’image. Mascis utilise ces arrangements comme des respirations, pas comme des effets. Chaque élément sert la dynamique du trio, jamais l’inverse. Plus loin, “On The Way” et “Get Me” révèlent la force de Johnson et Murph : présence précise, robuste, capable de soutenir les ruptures de tempo et les coups de guitare qui surgissent comme des météores.

Puis vient “Not the Same”, ce moment suspendu où Dinosaur Jr devient presque spectral. Quelques notes étirées, une voix qui tremble comme une lampe en fin de soirée, un espace laissé au silence. Le groupe montre ici son autre versant : la puissance n’est pas seulement électrique, elle habite aussi la fragilité. Le morceau prend la forme d’une confidence nocturne, un point de bascule qui renforce encore la cohérence globale du disque.

La fin de l’album renoue avec la vitesse, le grain, la morsure. Le trio joue serré, sans esbroufe, avec cette façon particulière de faire tenir ensemble colère douce et mélodies cabossées. La production de Mascis, ample mais jamais trop lisse, donne à l’album une esthétique singulière : large écran et angles bruts, tension constante entre maîtrise et instinct.

Trente ans plus tard, le disque garde une présence étonnante. Non pas comme un symbole d’époque, mais comme une œuvre où l’alchimie retrouvée transforme un groupe fissuré en organisme vivant. “Where You Been” capture un moment précis : trois musiciens qui recommencent à respirer ensemble, un compositeur qui retrouve un sol sous ses chansons, un son qui s’épanouit sans perdre sa rugosité essentielle. Voici un album qui avance droit, solide, vibrant. Un disque où le trio Dinosaur Jr existe pleinement, enfin.

★★★★★

Dinosaur Jr “Where You Been” (Sire/Warner Records), 1993

Charlie Doyle