“Portishead”, la douleur au ralenti

“Portishead”, la douleur au ralenti
Avec leur deuxième album, Portishead abandonne la brume bleutée de “Dummy” pour quelque chose de plus cru, plus hostile, presque clinique. Un disque qui suinte la paranoïa, la honte, la beauté. Et qui consolide le trio comme l’un des groupes les plus singuliers de la décenn

On pensait connaître Portishead. Bêtement. On croyait avoir cerné leur mécanique : beats d’horlogerie cassée, samples poussiéreux, cordes fatiguées, voix spectrale de Beth Gibbons. Dummy avait rendu les clubs nerveux, les romantiques insomniaques et la presse dithyrambique. Normal vu la capacité du groupe à mettre en musique l’arrachement intime, une fissure à peine cicatrisée.

Avec ce deuxième album éponyme, les Anglais font voler en éclats le confort que l’on pensait avoir trouvé chez eux. Finie la langueur élégiaque : ici, tout est plus sec, plus tranchant, plus dur. Les snares claquent comme des portes de cellules. Les scratches d’Adrian Utley et Geoff Barrow ressemblent à des lames qu’on affûte dans une arrière-salle. On entend même, parfois, un silence hostile – une respiration coupée, un couloir vide, un film noir projeté sur une vitre couverte de pluie.

Beth Gibbons, elle, chante comme si elle s’excusait d’être encore en vie. Pas un pathos fabriqué, pas un lyrisme surjoué : juste cette voix écorchée, tremblante, qui donne l’impression de se tenir sur un balcon au-dessus du vide. Dans “Only You“, elle semble lutter contre son propre souffle. Dans “All Mine“, elle s’approprie des accents de diva blessée, une sorte de Shirley Bassey enfermée dans une chambre capitonnée. Dans “Seven Months“, elle devient presque fantomatique, comme une émission brouillée que l’on capte mal, trop tôt le matin.

Portishead n’avance pas, ici, vers un son plus pop ou plus ample – contrairement à tous les groupes contemporains tentés par la surenchère orchestrale. Le trio se resserre, se referme, s’étrangle presque. Le disque est construit comme une suite d’interrogatoires : battements glacés, cordes menaçantes, souffle court. On pourrait croire que le groupe cherche volontairement à se mettre en danger, à sortir de la zone de confort que Dummy avait installée autour d’eux. Et cette prise de risque donne à l’album une tension presque insupportable, un vertige qui vous attrape dès les premières mesures.

Là où tant d’artistes auraient surfé sur le succès, Portishead préfère le saboter. Faire un disque plus sombre, plus étrange, plus intranquille. Comme si la lumière les effrayait. Comme si le seul endroit où leur musique peut vraiment exister était un studio humide de Bristol, à minuit, avec un magnétophone défectueux et une cigarette oubliée qui se consume dans un cendrier.

Plus qu’à séduire, ce deuxième album cherche à rester. À s’incruster dans les nerfs, à faire vibrer les zones abîmées. On en ressort sonné, un peu sali, mais ému à un degré qui frôle l’insupportable.
Rarement un groupe aura su transformer la claustrophobie en œuvre d’art.

★★★★★

Portishead “Portishead” (Go!Discs/PolyGram), 1997

J-Marc Grosdemouge