Brad Mehldau, le dernier des romantiques

Brad Mehldau, le dernier des romantiques

Au delà des chapelles, le pianiste américain Brad Mehldau réconcilie les publics du jazz et de la pop music. Une oeuvre salutaire en ces temps de cloisonnements. Et qui sied bien à ce musicien aux idées larges, qui refuse tout sectarisme.

Cet américain trentenaire, natif de Jacksonville, Floride, est comme le disaient “Les Inrockuptibles”, dont il a fait la couverture fin 99 lors de son premier passage à l’Olympia, une “jazz star.” Un pianiste jeune et inspiré, qui se tient parfois prostré sur son clavier, ce qui lui vaut souvent la comparaison avec son illustre ainé Bill Evans. Un enfant du rock et du classique, venu au jazz un peu par hasard, qui refuse de mettre des barrières entre les genres, ou de les classer (genre mineur, genre majeur). Quelqu’un qui aime Schubert et Led Zeppelin, qui reprend les Beatles, Nick Drake, ou Radiohead avec son trio (Larry Grenadier à la basse, Jorge Rossy à la batterie). Un homme tatoué, qui a un jour appris qu’il est un enfant adopté, et qui reconnait avoir connu une “période destructrice” selon ses propres mots.

Une reprise emblématique

Brad Mehldau a acquis une notoriété hors-normes parmi les amateurs de jazz, mais aussi (et surtout ?) hors du cercle restreint des connaisseurs et de puristes (ces derniers ne le voient pas forcément d’un bon oeil), grâce à sa reprise de la chanson de Radiohead “Exit music (for a film)”. Cette chanson de Radiohead, parue sur l’album “OK Computer” en 1997, Mehldau l’a reprise à sa manière l’année suivante sur son album “Songs. The Art of the Trio vol. 3.” A sa manière, cela veut dire : avec technique, fougue, de façon fiévreuse et hautement lyrique. Le public a été sous le charme. Cette reprise d'”Exit Music” est un peu, et c’est un nouveau concept qui semble nouveau dans le jazz actuel, son “tube”, le titre qui le propulse dans le “jazz hall of fame”. Désormais, sa reprise de “Exit music” est un morceau universel et intemporel comme “Nuages” de Django ou “Petite fleur” de Sydney Bechet. Le public la réclame dans les concerts s’il a “l’impudence” de ne pas l’interpréter : ce fut le cas en 2000 lors de son passage à la Ferme du Buisson, à Noisiel.

Des propos singuliers

Mehldau rencontre un large public. Pourtant, le pianiste, qui parle aussi bien de sa musique qu’il l’interprète, a parfois des points de vue singuliers sur le jazz. Il a eu l’occasion de déclarer à propos de John Coltrane : “sa musique disait au public à la fois fuck you, I love you (sic) et je vais te jouer de la belle musique.” Le personnage, atypique on le voit, ne doit pas faire oublier le musicien, qui joue avec une dextérité déconcertante, à tel point qu’on en oublierait presque qu’il a une main gauche et une main droite tant son toucher est exceptionnel. Pas plus qu’il ne doit faire oublier le “sideman” de Lee Konitz ou de Charles LLoyd, l’amateur d’harmonies, encore plus que de mélodies. Brad Mehldau est un virtuose du clavier, certes, mais un virtuose qui n’aurait pas oublié que la musique est affaire de sentiment et que jouer bien ne vaut rien ni l’on a rien à faire passer. Un écorché vif qui met ses tripes au service de son art. Brad Mehldau, dont la musique est “une plongée dans ses paysages intérieurs” (comme disait le documentaire télé que lui a été consacré Nicolas Klotz) joue parfois en solo (album “Elegiac Cycles”) mais s’est fait connaître grâce à un série d’albums : “The art of the trio”, tous enregistrés avec Rossy et Grenadier. Deux de ces albums sont des lives au Village Vanguard de New York.

De la tradition à la modernité

L’album “Places” en 2000, puis le cinquième volume de “The Art of the trio”, un double CD intitulé “Progression”, fin 2001, sont venus enfoncer le clou, et prouver sa totale maîtrise du jeu en trio, avant que Mehldau ne fasse sa réapparition à la rentrée 2002 avec le surprenant “Largo”, où il réinvente son art. N’étant jamais là où on l’attend, Mehldau a surpris son monde en plongeant son piano dans un bain pop revigorant, sous la houlette du producteur Jon Brion. Histoire peut-être de couper court à cette image de romantique échevelé qui lui colle à la peau, et qu’en père de famille, il veut désormais gommer. Après avoir rendu hommage à la tradition du trio jazz, Mehldau regarde vers le futur, l’esprit toujours grand ouvert. Plus que jamais peut-être. Pour ceux qui n’auraient pas encore entendu ce futur grand du jazz, il devient urgent de découvrir ce pianiste romantique en diable.

mardi 20 janvier 2004

Jean-Marc Grosdemouge