Karen Dalton “In My Own Time”

Karen Dalton “In My Own Time”
Ce disque, second et dernier de la chanteuse, n’avait pas trouvé sa place en 1971. Light in the Attic le réédite aujourd’hui, comme si l’histoire avait enfin décidé de lui offrir l’écoute qu’il attendait – tardive, mais indispensable.

Parfois, le monde n’est prêt à écouter un album quand il sort. La réédition de “In My Own Time” relève de ce genre de rendez-vous manqué avec l’histoire, réparé trente-cinq ans plus tard par une poignée de passionnés qui ont compris qu’on tenait là l’un de ces albums trop fragiles pour passer l’épreuve du marché, mais trop justes pour disparaître tout à fait.

Enregistré entre Bearsville, près de Woodstock, et Mercury Sound à New York, produit par Harvey Brooks – bassiste attentif, architecte discret, l’album avait pourtant tout pour être entendu à sa sortie en 1971. Surtout parce que Brooks, conscient d’avoir affaire à une artiste qui ne se force jamais, adopta la seule démarche possible : s’effacer, laisser Dalton décider, modeler un décor qui n’impose rien. On raconte qu’elle avait amené jusqu’à ses enfants, son chien, peut-être même son cheval depuis l’Oklahoma pour garder autour d’elle un espace respirable. On s’en rend compte en réécoutant aujourd’hui : cet album s’avance comme quelque chose d’intime, un refuge où l’on n’entre qu’en silence.

La force du disque tient à cette manière très Dalton de transformer les chansons qu’elle n’a pas écrites. Elle ne les interprète pas : elle les retourne, les tord, change les accents, déplace le poids d’une syllabe, comme si reprendre un titre revenait à l’interroger jusqu’à ce qu’il avoue quelque chose. “Something On Your Mind” devient ainsi une sorte d’avertissement murmuré ; “Katie Cruel“, incantation presque spectrale, semble surgir d’un territoire où le folk n’a pas encore été archivé ; “In a Station” retrouve une ampleur inattendue, comme si les cordes, l’orgue et la respiration même de la pièce comprenaient qu’il fallait se tenir à distance pour ne pas effrayer la voix.

Car tout est affaire de voix ici : une voix grainée, abîmée, mais jamais en posture. Elle ne cherche pas la puissance, elle cherche la justesse – ce point fragile où une émotion trouve son exact contour. Et c’est précisément ce que la réédition permet de redécouvrir : un remastering qui ne lisse rien, qui ne cherche pas à moderniser, mais qui enlève le voile du temps pour laisser apparaître les aspérités, les tremblements, les hésitations. On entend mieux les respirations des musiciens -plus d’une quinzaine, ce collectif mouvant qui joue avec une modestie rare, prêt à s’effacer ou à s’élever selon ce que la voix demande.

Light in the Attic accompagne cela avec le soin des labels qui pensent encore que la mémoire doit être traitée avec délicatesse : livret détaillé, archive de photos, notes, fragments de contexte qui replacent Dalton dans la constellation qui est la sienne, à mi-chemin entre Billie Holiday, les plaines folk, et une forme de blues intérieur qui n’appartient qu’à elle. Rien n’est fait pour mythifier ; tout semble pensé pour que l’écoute redevienne centrale, pour qu’on comprenne à quel point cette artiste a toujours travaillé à son propre rythme — d’où ce titre, presque manifeste : “In My Own Time“.

Qu’un album aussi singulier, aussi rétif à la séduction, puisse retrouver une telle clarté en 2006 dit quelque chose de notre époque : peut-être cherchons-nous à nouveau des voix qui ne trichent pas, des disques faits pour durer plutôt que pour plaire. Karen Dalton, elle, n’a jamais calculé cela. Elle a simplement chanté comme on vit quand on ne sait pas faire autrement. Sa fragilité n’est pas posée : elle est constitutive. Et cette réédition, en la rendant à nouveau audible, ne la magnifie pas : elle la remet à sa juste place.

★★★★☆

Karen Dalton “In My Own Time” (Light In The Attic), 2006

Charlie Doyle