Balanescu Quartet “Possessed”

En 1992, au beau milieu de la frénésie électronique qui s’empare du paysage musical, un quatuor à cordes ose un pari insensé : marier la rigueur classique aux vertiges synthétiques de Kraftwerk. “Possessed“, du Balanescu Quartet, est bien plus qu’un simple exercice de style. C’est un coup de génie.
En 1992, Alexander Balanescu et son quatuor de choc frappent un grand coup. “Possessed” n’est pas un simple hommage à Kraftwerk, encore moins un exercice de style visant à transposer les machines en cordes frottées. C’est une véritable relecture, une hybridation où l’organique prend le relais du numérique sans en perdre la rigueur.
Fondé par Alexander Balanescu, violoniste roumain passé par la rigueur du conservatoire et les échappées contemporaines de Michael Nyman ou Gavin Bryars, le Balanescu Quartet n’a jamais eu peur des collisions. Mais ici, l’ambition va plus loin : réinterpréter Kraftwerk en version acoustique, sans rien perdre de la froideur mécanique et de la vision futuriste du groupe allemand. “The Robots“, “The Model“, “Computer Love” ou “Autobahn” se métamorphosent en tourbillons de cordes, où l’archet remplace les circuits imprimés et où les pizzicati se font glitchs analogiques.
Dès “Robots“, l’un des morceaux phares de “The Man-Machine“, les cordes miment la froideur mécanique des synthétiseurs, mais y injectent une fébrilité toute humaine. “Model“, qui suit, adopte une élégance minimaliste, avec des envolées de violon qui transforment l’austérité de la version originale en quelque chose de plus mélancolique, presque charnel. Sur “Autobahn“, le quatuor étire les nappes de cordes comme autant de routes imaginaires, tandis que “Computer Love” réinvente l’émotion glaciale du titre en lui donnant une chaleur inattendue.
Mais “Possessed” ne se limite pas à ces relectures krautrock. “Pocket Calculator” voit Alexander Balanescu lui-même poser sa voix, rappelant combien Kraftwerk jouait sur le détournement des codes pop. Puis viennent les pièces originales, qui donnent au disque toute sa singularité. “Possessed“, morceau-titre étiré sur plus de 16 minutes, convoque la batterie et les percussions de Steve Arguelles pour une montée en tension hypnotique, où le quatuor se fait tour à tour frénétique et spectral. Sur “Want Me“, c’est la présence du trio Miranda Sex Garden qui donne une tournure quasi mystique à l’ensemble, voix éthérées flottant au-dessus d’un canevas de cordes en apesanteur. “No Time After Time” et “Hanging Upside-Down” clôturent l’album dans un registre plus expérimental, oscillant entre néoclassique et post-minimalisme.
Rarement un quatuor à cordes aura été aussi aventureux. Là où beaucoup se contentent d’habiller la pop de vernis classique, le Balanescu Quartet plonge dans la matière même du son et en extrait quelque chose de radicalement neuf.
★★★★☆
Balanescu Quartet “Possessed” (Mute, 1992)
Robots / Model / Autobahn / Computer Love / Pocket Calculator (chant : Alexander Balanescu) / Possessed (batterie, percussions : Steve Arguelles) / Want Me (batterie, percussions : Steve Arguelles ; chant : Miranda Sex Garden) / No Time After Time / Hanging Upside-Down