Nirvana “In Utero”

Nirvana “In Utero”

En 1991, “Nevermind” a fait de Nirvana un phénomène mondial, au grand désespoir de Kurt Cobain. Deux ans plus tard, “In Utero” est une tentative à peine voilée de saborder ce succès. Un album rugueux, inconfortable, hanté par la douleur et la colère, qui tranche avec la propreté de son prédécesseur.

Ce disque est attendu mais il refuse d’être agréable, d’ailleurs il n’a pas été enfanté pour cela. Cobain voulait du bruit, du chaos, de l’organique. Il a embauché Steve Albini, connu pour ses enregistrements bruts et sans concession, et s’est enfermé dans un studio du Minnesota pour accoucher d’un album qui suinte l’angoisse et le rejet de la célébrité.

Dès l’ouverture avec “Serve the Servants”, la messe est dite. Une guitare cradingue, une batterie martelée comme un tambour de guerre, et un premier couplet amer où Cobain règle ses comptes avec tout ce qui l’entoure : sa famille, sa soudaine notoriété, l’image de martyr du grunge qu’on veut lui coller. Il crache un “Teenage angst has paid off well, now I’m bored and old” comme s’il avait 60 ans et non pas 26. L’album entier est parcouru de cette lassitude, de cette envie de fuir, mais aussi d’un humour acide, ce sarcasme désespéré qui fait la patte de Cobain.

“In Utero” alterne entre violence et fragilité. D’un côté, des morceaux abrasifs comme “Scentless Apprentice”, où la guitare et la batterie semblent se déchirer en lambeaux, et “Very Ape”, condensé de rage en moins de deux minutes. “Milk It” est un chaos sonore qui touche à l’expérimental, Cobain éructant comme s’il voulait dissoudre la mélodie sous des hurlements et des dissonances. De l’autre, il y a des moments d’accalmie trompeuse, comme “Dumb”, où une simple ligne de violoncelle vient habiller une mélodie d’apparence douce, mais dont les paroles suintent une résignation amère.

Le sommet de l’album est sans doute “Heart-Shaped Box”, single involontairement parfait, où la noirceur et la beauté se mêlent en un équilibre instable. Le morceau semble se fissurer sous son propre poids, porté par l’un des plus beaux refrains de Nirvana. “Pennyroyal Tea”, autre grand moment, est un folk crasseux, hanté par la dépression, où Cobain semble s’enfoncer dans son propre néant. Et puis il y a “Rape Me”, titre volontairement provocateur, que certains ont vu comme un équivalent grunge de “Smells Like Teen Spirit”, mais qui en est en réalité l’antithèse : c’est une chanson de survie, un cri déformé par la distorsion et le dégoût. L’album se referme sur “All Apologies”, chant du cygne d’un homme épuisé, accompagné d’une ligne de violoncelle qui semble s’effacer dans le vide.

“In Utero” est un disque inconfortable, qui refuse de séduire. Un album de rejet, d’autodestruction, qui aurait dû être un suicide artistique mais qui est devenu un chef-d’œuvre malgré lui. Parce qu’en voulant fuir la célébrité, Cobain a créé une œuvre brute et honnête, qui reste l’un des témoignages les plus déchirants de la musique des années 90.

★★★★★

Nirvana “In Utero”, 1 CD (Geffen), 1993

Serve the Servants / Scentless Apprentice / Heart-Shaped Box / Rape Me / Frances Farmer Will Have Her Revenge on Seattle / Dumb / Very Ape / Milk It / Pennyroyal Tea / Radio Friendly Unit Shifter / Tourette’s / All Apologies

Jean-Marc Grosdemouge