Peter Gabriel “So”

Peter Gabriel “So”

En 1986, Peter Gabriel réussit un équilibre rare : concilier ambition artistique et succès populaire. Avec So, il sculpte un album à la fois limpide et foisonnant, où chaque son semble pesé au milligramme. Entre l’urgence de “Sledgehammer”, la grâce suspendue de “Don’t Give Up” et l’hypnose nocturne de “Mercy Street”, il façonne une pop cérébrale et viscérale, portée par une production révolutionnaire. Quarante ans plus tard, cette œuvre reste un sommet d’épure et de maîtrise, preuve qu’un architecte du son peut aussi construire des cathédrales émotionnelles.

En 1986, Peter Gabriel troque les labyrinthes sonores de “Security” pour un album plus direct, plus limpide, mais toujours habité par cette obsession du détail et du grandiose. “So” marque une bascule dans sa carrière, propulsant l’ancien leader de Genesis dans la pop grand public sans jamais sacrifier son exigence artistique. Entre ballades suspendues, expérimentations tribales et refrains immédiats, cet album est une leçon de maîtrise.

Dès “Red Rain“, l’ouverture est apocalyptique. La batterie martiale de Stewart Copeland (The Police) et les nappes glaciales de synthés dressent un ciel noir, sous lequel la voix de Gabriel se fracasse avec l’urgence d’un oracle. Puis surgit “Sledgehammer“, un uppercut funk porté par les cuivres éclatants de la Memphis Horns et un clip visionnaire qui révolutionnera MTV. Ici, Gabriel fusionne Otis Redding et l’avant-garde numérique, du groove à pixels avant l’heure.

L’épure est au cœur de So. “Don’t Give Up”, avec Kate Bush en alliée céleste, capte l’intime d’une désolation – un chant d’encouragement né de la crise économique, où la détresse trouve refuge dans un duo d’une douceur infinie. À l’opposé, “Big Time” envoie un funk industriel où Gabriel moque la mégalomanie du capitalisme Reaganien, avec Tony Levin à la basse élastique et un rythme percussif en trompe-l’œil.

Mais l’album atteint des sommets lorsqu’il suspend le temps. “Mercy Street“, inspirée par la poétesse Anne Sexton, enveloppe l’auditeur d’un spleen aquatique, entre caresses de basse fretless et percussions discrètes. Gabriel y est à nu, introspectif, funambule entre rêve et mélancolie. “In Your Eyes”, avec Youssou N’Dour en chœur envoûtant, fusionne la world music et la pop de manière lumineuse, si bien que Cameron Crowe en fera l’hymne romantique définitif dans “Say Anything“.

Avec “So“, Peter Gabriel réussit ce que bien des musiciens rêvent d’accomplir : créer un disque à la fois novateur et accessible, cérébral et instinctif, où chaque titre se lit comme un chapitre d’une fresque sonore hors du temps. Un classique qui, presque quarante ans plus tard, reste aussi vibrant qu’à sa sortie.

★★★★★

Peter Gabriel “So” (Virgin, 1986)

Red Rain / Sledgehammer / Don’t Give Up / That Voice Again / In Your Eyes / Mercy Street / Big Time / We Do What We’re Told (Milgram’s 37) / This Is the Picture (Excellent Birds)

Jean-Marc Grosdemouge