Rae & Christian “Northern Sulfuric Soul”

Le boom bap rencontre la northen soul dans le brouillard de Manchester.
Manchester a toujours été un marché parallèle des musiques noires américaines, un endroit où les héritages du rhythm’n’blues, de la soul et du funk se trafiquent, se triturent et se réinventent. Dans les années 70, la Northern Soul y avait transformé des faces B oubliées en objets de culte, jouées à la chaîne dans des clubs fiévreux. Les années 90 ont vu le hip-hop et l’électro prendre la relève, avec la même volonté d’appropriation. Dans ce décor brumeux, Mark Rae et Steve Christian ont bâti Grand Central, un label où le boom-bap rencontre la luxuriance du groove. “Northern Sulfuric Soul” ’inscrit dans cette filiation : un disque où la soul, d’ordinaire moelleuse et éclatante sous le soleil américain, se tend et se durcit sous les latitudes mancuniennes, comme une plante tropicale forcée de muter dans un climat plus âpre.
C’est un album qui travaille la chaleur et le contraste. D’un côté, une production qui semble filtrer la soul à travers un tamis granuleux, un disque où les voix sensuelles sont souvent confrontées à des beats solides et rugueux. “All I Ask“, avec la voix de Veba, est un parfait exemple de cette transmutation : un groove lascif, une soul vibrante, mais une texture qui reste rugueuse, légèrement déshydratée, comme si les vapeurs de Bristol s’étaient infiltrées dans le son. Le disque serpente entre cette sensualité et un hip-hop plus brut, incarné par les Pharcyde sur “Anything U Want” ou J-Live sur “Play On“, morceaux qui déroulent un boom-bap souple, mais avec ce grain légèrement brumeux propre à la production anglaise.
Cette capacité à naviguer entre les climats musicaux est ce qui donne à “Northern Sulfuric Soul” une couleur si singulière. Rae & Christian, au-delà de leurs références et de leur culture impeccable, sont d’abord des assembleurs, des distillateurs. Leur force n’est pas dans l’étalage d’une érudition pesante, mais dans une façon de faire circuler la musique avec fluidité. Ils peuvent ainsi glisser sans effort d’un morceau tapissé d’une soul charnelle, comme “Swimming Pool” avec Sharleen Spiteri, à une pulsation plus obscure et menaçante comme “Bring the Drama“, sans jamais perdre leur cohérence. C’est cette alchimie qui donne au disque son caractère insaisissable, à la fois sophistiqué et instinctif, joueur et minutieusement composé.
Vingt-cinq ans plus tard, l’album tient toujours, comme une pièce maîtresse d’un son britannique qui aurait pu être éclipsé par l’hégémonie du trip-hop. Mais là où Massive Attack vampirisait ses voix pour les plonger dans un bain de mélancolie froide, Rae & Christian préfèrent une matière plus vivante, plus tactile. “Northern Sulfuric Soul” est un disque qui respire, un disque qui se danse autant qu’il s’écoute. Quatre étoiles, parce qu’il mérite bien plus qu’un simple souvenir de fin de siècle.
★★★★☆
Rae & Christian “Northern Sulfuric Soul” (Grand Central, 1998), sur les plateformes de téléchargement
Divine Sounds / Anything U Want (feat. The Pharcyde) / Swansong for a Nation / Spellbound / All I Ask (feat. Veba) / Fool (feat. Veba) / Play On (feat. J-Live) / Catch a Rude Awakening / Not Just Anybody (feat. Texas) / Let It Go (feat. The Jungle Brothers) / Swimming Pool (feat. Texas) / Flip the Mic (feat. Jeru the Damaja) / Wake Up Everybody / Bring the Drama