Spain “The Blue Moods of Spain”

Spain “The Blue Moods of Spain”
Un éloge du ralenti signé Josh Haden. Un disque où la musique se dilate, où chaque silence est un vertige. Une œuvre suspendue entre le blues, le jazz et l’introspection la plus pure.

1995 : l’époque est à l’excitation numérique, au trip-hop envoûtant, au post-rock en expansion, aux guitares qui s’évanouissent dans la distorsion. Et puis, il y a Spain. Ce groupe, mené par Josh Haden, fils du légendaire contrebassiste de jazz Charlie Haden, choisit une autre voie : celle de la retenue absolue. Un slowcore contemplatif, infusé de jazz et de blues, où chaque note est pesée, chaque silence a du poids. “The Blue Moods of Spain“, premier album du groupe, est une œuvre en apesanteur, qui semble vouloir suspendre le temps pour mieux le laisser s’effriter.

Il y a quelques mois, on n’avait jamais entendu parler de Spain. Tout juste connaissions-nous son père, formidable libérateur du jazz avec Ornette Coleman et Don Cherry. Pourtant, depuis “The Blue Moods of Spain”, on ne peut plus se dépêtrer de ces chansons sobres et sombres, résolument magnifiques.” écrivait JD Beauvallet dans “Les Inrockuptibles” à la sortie de l’album.

L’écoute de ce disque s’apparente à un lent plongeon dans des eaux troubles, à la dérive sur un fleuve nocturne. Dès “It’s So True“, l’atmosphère est posée : batterie minimaliste, guitare cristalline, basse profonde, et surtout cette voix traînante, quasi monocorde de Josh Haden, qui chuchote plus qu’il ne chante. Loin des exagérations emphatiques du rock des années 90, “The Blue Moods of Spain” refuse l’explosion, préférant distiller une tension sous-jacente, jamais complètement libérée.

    Mais l’épicentre émotionnel du disque, c’est “Spiritual“, morceau quasi-religieux qui hantera jusqu’à Johnny Cash, qui le reprendra plus tard sur “American II: Unchained“. Chez Spain, c’est une complainte suspendue, un gospel désolé qui semble flotter au-dessus du sol. Chez Cash, c’est une confession déchirante, où le poids des années transperce chaque mot.

    Le jazz dans l’ombre du slowcore

    Si l’album se love dans l’épure du slowcore, il est aussi habité par le fantôme du jazz et du blues. Josh Haden en est conscient, lui qui a grandi entouré de musique, sous l’aura d’un père qui improvisait avec les plus grands. “Les chansons de Spain sont très compliquées dans leur simplicité. Même s’il est un virtuose, mon père n’a jamais eu honte de rester simple : j’ai retenu ça de lui ­ et de ma jeunesse punk” confiait-il à JD Beauvallet en 1995.

    Loin de la spontanéité du jazz paternel, Josh Haden a pourtant hérité d’une science de la retenue, d’une approche où chaque note doit être justifiée. Ce qui pourrait être perçu comme un manque de variété devient une force : “Ray of Light“, “World of Blue” ou “Untitled” s’enchaînent comme des variations sur une même idée, hypnotiques, fantomatiques, inexorables.

    De la fureur punk à la quiétude mélancolique

    Mais cet album n’est pas né du jazz. Il est né du rejet du punk-rock. Josh Haden, adolescent, faisait partie des Treacherous Jaywalkers, un groupe punk politisé de Los Angeles. Il s’en est détourné, écœuré par la vacuité des slogans et le conformisme d’un genre qui se voulait rebelle. « Nous avions l’impression d’être libres, de défoncer toutes les barrières alors que le punk-rock était d’un académisme effrayant. » déclarait-il aux Inrocks.

    C’est en quittant la scène punk qu’il a découvert John Lee Hooker, Johnny Cash, Muddy Waters. Il s’est senti libéré et a commencé à façonner sa propre musique, lente, méditative, loin des codes du rock abrasif. “Le son de Spain, je l’ai trouvé un soir où je m’étais fait larguer par une fille“, avoue-t-il.

    Un son profondément intime, solitaire, qui traduit les tourments d’un homme mal à l’aise dans son époque. “Je n’écris que pour ça, c’est ma seule forme de thérapie. Ça et les interviews. J’en profite pour faire de l’auto-analyse, je suis obligé de trouver les mots pour expliquer mon incapacité à vivre dans la société” confie Haden.

    Un album qui se mérite

    Difficile à appréhender pour qui cherche l’immédiateté, “The Blue Moods of Spain” est un disque qui se mérite. Ce n’est pas un album de rock à proprement parler, c’est un disque d’atmosphère, une longue rêverie mélancolique qui fonctionne comme un tout. Il impose une écoute immersive, où chaque morceau résonne dans le silence du précédent.

    Si certains ont pu lui reprocher son manque de variations, c’est qu’ils ont raté l’essentiel. “The Blue Moods of Spain” n’est pas un disque à sensations fortes, mais une œuvre qui s’immisce lentement sous la peau. Un album pour les fins de nuit, pour les âmes en errance, pour ceux qui trouvent dans le silence une forme d’écho.

    Spain “The Blue Moods of Spain” (1995)

    Charlie Doyle