Oneohtrix Point Never, la beauté des ruines numériques

Oneohtrix Point Never, la beauté des ruines numériques
Avec “Tranquilizer“, Daniel Lopatin atteint une clarté rare dans son œuvre. Dix morceaux où l’ambient se fissure, où les samples des années 90 ressurgissent pour créer un univers fragile, instable et profondément émouvant. C’est un disque qui hante, qui retient, qui transforme la nostalgie en tension poétique. Un manifeste sonore qui mérite toute l’attention possible.

On savait Daniel Lopatin obsédé par les fantômes du numérique, mais “Tranquilizer” dépasse tout ce qu’il avait pu esquisser jusque-là. Ce n’est plus un album ambient, ni un exercice théorique sur la mémoire digitale : c’est une plongée dans les ruines du sound-design des années 90, un voyage à travers des textures abandonnées, des kits d’échantillons prémâchés, des presets tellement datés qu’ils en deviennent presque sacrés. Lopatin en fait un terrain d’exploration spirituel, quelque chose de fragile, d’ébréché, d’incertain, mais d’une intensité folle.

Les dix morceaux, de “For Residue” à D.I.S., forment un bloc compact, sans gras, où chaque titre agit comme un fragment arraché à une archive disparue. On n’est jamais dans la contemplation pure : le calme est toujours instable, comme si chaque pad pouvait se fissurer d’un moment à l’autre. Tranquilizer porte bien son nom, mais c’est un tranquillisant qui te maintient éveillé. Un disque qui murmure, qui te caresse dans le sens du grain avant de te mettre face à une zone d’ombre, de flottement, d’intranquillité.

Lopatin n’a jamais caché son goût pour la manipulation du déjà-fait, mais ici, il atteint une forme de vérité émotionnelle rare. “Bumpy” est un parfait exemple : un morceau qui semble avancer à cloche-pied, dérégulé, mais dont les mélodies sont d’une tendresse quasiment embarrassante. “Lifeworld” et “Measuring Ruins” ressemblent à des cartes postales effacées, des paysages qui n’existent plus qu’en fragments. On sent la poussière des samples, le souffle des fichiers compressés, la patine des sonorités oubliées — et c’est précisément ce qui les rend sublimes.

Au cœur du disque, “Modern Lust” est un sommet. Pensez donc ! six minutes suspendues où Lopatin joue un jeu dangereux : faire monter la tension sans jamais la résoudre, pousser l’émotion jusqu’au bord sans lui donner de débouché narratif. C’est du OPN pur jus — mais avec une maturité qu’on n’avait pas encore entendue. “Fear of Symmetry”, juste après, creuse encore ce sillon : une angoisse feutrée, des accords qui se répondent comme des ombres, une oscillation permanente entre beauté et malaise.

Vestigel” et “Cherry Blue” confirment cette dynamique : l’un est un gouffre, une plongée dans un drone presque industriel ; l’autre est une lueur, un morceau bleu-nuit, fragile, qui donne l’impression d’entendre un souvenir se dissoudre. Et puis il y a “Bell Scanner”, minute étrange, presque anecdotique, mais qui sert de sas avant l’ultime déflagration : “D.I.S.”, qui clôt l’album avec une froideur clinique, presque cérémoniale.

Ce qui frappe, c’est la cohérence de l’ensemble. Là où Lopatin pouvait parfois se perdre dans ses propres concepts, “Tranquilizer” tient en un seul geste, ultra maîtrisé. Rien n’est laissé au hasard : les durées, les respirations, les textures, les transitions — tout est précis, animé, vivant. C’est peut-être l’album le plus limpide de sa discographie, le plus direct, le plus honnête. Un disque qui ne cherche pas l’esbroufe, qui ne cherche pas à impressionner, mais qui s’installe en toi avec une lenteur hypnotique.

Et c’est probablement pour ça qu’il mérite cinq étoiles. Parce que “Tranquilizer” n’essaie jamais de te séduire. Il te piège doucement. Il te retient. Il t’envahit. Lopatin réussit un truc rarissime : faire de la nostalgie un matériau non pas réactionnaire, mais visionnaire. Transformer la poussière numérique en émotion pure. Un disque qui tantôt apaise, tantôt inquiète, un son qui hante. En trois mots : un disque immense.

★★★★★

Oneohtrix Point Never “Tranquilizer” (Warp Records), 2025

J-Marc Grosdemouge

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