Un Giono servi froid

Un Giono servi froid
Un polar montagnard ? Oui. Mais surtout une descente dans la glace intérieure des hommes. Giono n’écrit pas : il tranche.

Quand on cherche du style littéraire, le premier nom qui vient en tête est Céline mais il y a aussi Giono. Et ici, Giono sort les griffes. Loin des cigales et de sa Provence solaire, il embarque son lecteur dans un décor où même les fantômes claquent des dents : l’action ne se déroule pas dans sa chère Provence mais dans les alpes, souvent figées par la neige.

Autant dire : un monde coupé du reste du vivant, où la voix des hommes grince comme une vieille barrière. Un monde tellement rural -tellement ancien, que celui ou celle qui n’est pas familier du monde rural aura peut être besoin d’un dictionnaire (ex : une soue c’est une étable à cochons) car on parle d’un monde disparu, bien avant la mécanisation, car le roman se passe dans les années 1840. Et tout, dans ces pages, donne l’impression d’un conte, d’une légende, comme celles qui se racontaient dans les veillées autrefois.

Dans ce décor d’après-vie marche un type : Langlois. Ou plutôt : le personnage de Langlois reste mystérieux. Un homme propre sur lui, mais pas net à l’intérieur. Un homme qu’on lit comme un lac gelé : tout ce qui remue est en-dessous, hors de vue. Et Giono y va tranquille, méthodique : au bout d’une centaine le lecteur pourra se sentir découragé en se demandant où l’auteur veut bien l’emmener, et c’est en grande partie grâce au style oral, qu’on reste à tourner les pages. Parce que oui, c’est ça qui tient le livre debout : ce style oral, ce côté « on se raconte ça autour d’un verre pendant qu’un loup rôde derrière la porte ».

Et parfois, dans ce roman gris et glacé, Giono fait surgir des éclats de voix qui sentent la sciure, la sueur et la vanne bien salée : Il y a chez Saucisse, la tenancière du bar le même gouaille que chez Bardamu.
Un effet de gouaille comme un coup de pied dans la neige : ça réveille.

Ce roman ne se lit pas : il se traverse. Comme un col enneigé. Comme une histoire qu’on ne comprend qu’à moitié mais qu’on sent dans les os. Giono fait de son intrigue un miroir trouble où le lecteur aperçoit ce que l’ennui, le froid et l’isolement peuvent faire à un homme. Et c’est précis, cru, presque hypnotique. Ce n’est pas un roman facile mais un coup de scalpel littéraire, froid et magnifique. C’est brillant, dérangeant, et ça vous reste sous la peau.

Jean-Marc Grosdemouge