“Mektoub, My Love : Canto Due”, mirage enfin matérialisé

“Mektoub, My Love : Canto Due”, mirage enfin matérialisé
Ce “Canto Due” marque le retour – miraculeux, après des années de chaos – de la trilogie initiée par “Canto Uno“. Un film attendu, chahuté, critiqué… et qui renoue avec l’obsession sensuelle et l’ambition narrative du réalisateur Abdellatif Kechiche. Mais après le tumulte, que reste-t-il ?

On l’attendait comme un fantôme de festival, une rumeur venue d’un Cannes 2018 déjà lointain : “Mektoub, My Love : Canto Due” existe bel et bien. Le film d’Abdellatif Kechiche, tourné en 2017 dans la foulée de “Canto Uno” et resté coincé dans les limbes — montage fleuve, conflits financiers, procédures judiciaires autour de Quat’Sous Films et de la société de production de Kechiche finit par refaire surface. Longtemps, on a cru qu’il ne verrait jamais la lumière d’une salle. “Le Monde” parlait d’un film « empêché, englouti dans ses propres rushs », Locarno l’a accueilli comme un revenant magnifique, et c’est cette charge spectrale qui irrigue tout le film.

Le premier volume, “Canto Uno” (2017), chronique estivale aux allures de palimpseste sensuel, avait laissé son public sur un entre-deux : immersion organique saluée par une partie de la critique, exaspération d’autres face à la dilatation du temps, aux scènes répétées, à cette manière d’observer les corps comme autant de variations lumineuses. La suite devait enfoncer le clou. Elle a surtout nourri les fantasmes : un film de plus de trois heures, une scène de club interminable, et des rushs dont le cinéaste ne parvenait plus à sortir, « happé par son propre geste », rapportait “Télérama” lors de sa projection unique à Cannes.

Aujourd’hui, “Canto Due” réapparaît comme un objet presque anachronique : un film-somme, lent, tactile, où Kechiche poursuit son obsession du présent étiré jusqu’à la transe. On y retrouve Amin (Shaïn Boumedine), toujours pris dans ce ballet de désirs fragiles et de nuits manœuvrées au ras du réel. L’esthétique reste la même — caméra portée qui frôle les peaux, lumière saturée, dialogues suspendus — mais la rumeur de l’interdit, de l’œuvre empêchée, lui donne une résonance nouvelle.

On se souvenait de Canto Uno (2017) comme d’une grande embrassade d’été : peaux salées, soirées interminables, chorégraphie de désirs minuscules, caméra collée aux corps. Certains y voyaient une immersion organique, d’autres une répétition hypnotique. Kechiche prolonge ici son geste mais glisse un pas de côté. La scène de club fleuve, devenue mythe de cinéphiles, ne disparaît pas mais change de couleur : plus transe que transegression.

Le Monde souligne que Canto Due est « moins cru, plus joueur » que l’épisode intermédiaire, Intermezzo, resté tristement célèbre pour sa sexualisation frontale (Le Monde, 09/08/2025). Le film s’ouvre alors vers autre chose : une chronique vibrante, parfois drôle, parfois las, où l’on suit Amin (Shaïn Boumedine), toujours pris dans ce triangle mouvant de copains, de filles, de nuits qui s’effilochent et de désirs qui ne savent plus comment s’énoncer.

L’arrivée d’un couple américain — une ex-actrice X et un producteur — sert d’aiguillon satirique. C’est la fracture du récit : ces deux-là apportent avec eux la violence douce de l’industrie du fantasme, le commerce des corps, l’Amérique comme machine à rêver et à broyer. Selon Le Monde, Kechiche y voit « la contamination du mythe hollywoodien dans un microcosme méditerranéen » (Le Monde, 09/08/2025). Et tout à coup, le film respire autrement : soleil contre dollars, Sète contre Californie, pulsion contre storytelling.

Reste cette énergie si particulière : temps étiré, gestes minuscules, lumières saturées, conversations qui dérivent avant de s’évaporer. C’est là que Kechiche demeure Kechiche — et que le film devient objet anachronique. Une sorte de résistance dans un monde de récits instantanés : trois heures d’immersion lente, comme une plongée sans remontée rapide. Le Bleu du Miroir y voit un « film blessé, conscient de son histoire » (lebleudumiroir.fr), un geste qui ne cherche ni à s’excuser ni à se racheter, seulement à exister.

La sortie tardive, quasi miraculeuse, transforme le film en symptôme : celui d’un cinéma qui ne s’excuse pas de prendre son temps, qui parie sur l’immersion totale à l’heure où la vitesse domine l’imaginaire. Un geste rare, contesté, mais intact. Si “Mektoub, My Love” devait être un triptyque, rien ne dit que le troisième volet verra un jour le jour. Pour l’instant, ce second chant suffit : une manière de rappeler que certains films reviennent toujours, même quand on pensait les avoir perdus.

★★★☆☆

Théo Delmas