La dictature en cinémascope
Entre cavale, enquête et chronique intime, Kleber Mendonça Filho filme dans “L’Agent secret” le Brésil de 1977 comme un état de tension permanente. Un thriller politique habité par la mémoire, la peur ordinaire et le cinéma comme refuge.
Chez Kleber Mendonça Filho, la dictature ne se filme jamais comme un bloc idéologique. Elle est une texture, une ambiance, un régime de petites peurs et de violences ordinaires. “L’Agent secret” s’ouvre ainsi sur une image brutale : un cadavre abandonné sur le béton d’une station-service, disputé par des chiens, sous le regard indifférent -ou inquiet, des vivants. Tout est là : le pays, l’époque, le ton.
Nous sommes en 1977, au Brésil, sous la dictature militaire. Marcelo (Wagner Moura), la quarantaine lasse, fuit vers Recife, se cache, tente de revoir son fils confié à son grand-père, projectionniste de cinéma. Autour de lui, des flics fouillent, un commissaire local impose sa loi avec l’aide de ses fils, des tueurs surgissent. Le récit se déploie comme un thriller éclaté, où chaque fil narratif semble à la fois autonome et contaminé par les autres. Mendonça Filho excelle dans cet art du tressage. Il fait cohabiter enquête policière grotesque (une jambe dévorée par un requin), cavale politique, chronique familiale et enquête contemporaine menée par deux archivistes sur ce passé trouble. Le film avance par strates, refusant la hiérarchie classique des intrigues, comme si la dictature elle-même empêchait toute lecture claire du réel.
Ce que restitue ce film, avec une force rare, c’est le quotidien d’un régime autoritaire : la loi des petits chefs, la menace diffuse, l’arbitraire permanent — mais aussi la sensualité persistante, le désir, la vie qui insiste malgré tout. Le carnaval traverse le film, oui, mais comme traverse la chaleur, le bruit, la foule : un état du monde, pas un symbole directeur. Et puis il y a le cinéma. Partout. Dans les salles, dans les affiches, dans les références assumées, jusqu’aux “Dents de la mer“, convoquées à la fois comme mythe populaire et comme souvenir d’enfance. “L’Agent secret” est aussi un film sur ce que le cinéma permet quand le réel devient irrespirable : un refuge, une mémoire parallèle, un lieu où l’Histoire se raconte autrement. Dans le prolongement direct de Portraits fantômes (2023), Mendonça Filho filme Recife comme une ville hantée par ses écrans.
Wagner Moura, récompensé à Cannes, incarne ce cinéma-là : un corps fatigué, jamais héroïque, toujours sur le fil. Son Marcelo n’est pas un résistant spectaculaire mais un homme qui tente de tenir, de transmettre quelque chose à son fils, de survivre sans disparaître complètement. Récompensé à Cannes (mise en scène, interprétation masculine) et choisi pour représenter le Brésil aux Oscars, “L’Agent secret” confirme la place singulière de Mendonça Filho : un cinéaste politique sans slogans, cinéphile sans fétichisme, capable de transformer la mémoire d’un pays en matière de cinéma vibrant.
★★★★☆
