Le mal, en clair-obscur

Le mal, en clair-obscur
Avec son adaptation du roman de Philippe Claudel, Larcenet retourne la BD comme un gant et plonge dans les zones les plus grises de l’âme humaine. Un récit de village, de peur, de honte et de silence, où chaque case semble taillée dans l’os. Une œuvre monumentale, aussi belle que terrifiante.

Il y a dans “Le Rapport de Brodeck” cette noirceur patiente, ce froid moral qui s’insinue sans fracas et qui finit par coloniser l’esprit du lecteur longtemps après avoir refermé l’album. Larcenet, qu’on connaissait déjà pour sa capacité à cristalliser la douleur et l’ironie en un trait nerveux, atteint ici une précision presque chirurgicale, un art du clair-obscur qui transforme le moindre geste en confession à demi étouffée. Le village qu’il dessine, isolé, lové contre la montagne comme une bête blessée, est un théâtre où chacun tente d’oublier ce qu’il a fait, ou ce qu’il a laissé faire. Brodeck, survivant revenu d’ailleurs, chroniqueur malgré lui, s’enfonce dans cette communauté de culpabilités croisées, et chaque visage qu’il interroge semble sculpté dans la honte.

Larcenet n’adapte pas Claudel : il l’exorcise. Il traduit ses phrases en cauchemars graphiques, ses silences en aplats de noir qui dévorent les pages. On avance dans ce livre comme dans un tunnel où la lumière se fait rare, où le souvenir de la guerre s’infiltre par capillarité, où la violence ne se montre jamais frontalement mais se tient là, tapie, prête à reparaître. Le miracle est que cette noirceur n’est jamais vaine : elle dit la survie, la ténacité fragile, la petite étincelle humaine qui refuse de s’éteindre même dans les pires ténèbres. “Le Rapport de Brodeck” est une œuvre d’une beauté farouche, un bloc d’émotion brute, un des rares livres capables de nous faire vaciller sans hausser la voix.

★★★★★

Manu Larcenet d’après Philippe ClaudelLe Rapport de Brodeck”, éditions Dargaud

Théo Delmas