Patti Smith “Horses”

Patti Smith “Horses”
Patti Smith est une enfant de Rimbaud, une poétesse en révolte, une voix qui transforme le chaos en art. Fascinée par la puissance des mots, elle a toujours cherché à insuffler la poésie dans la fureur du rock, comme un cri qui refuse de mourir. “Horses” est l’aboutissement de cette quête : un disque où Paul Verlaine et Hendrix se croisent dans une transe électrique, où chaque phrase est un coup de couteau dans le ventre du conformisme.

Smith sonnait à la fois jeune et vieille sur son premier album, “Horses“, en 1976. Jeune, parce qu’il faut une insolence juvénile pour lancer un disque avec une phrase comme “Jesus died for somebody’s sins, but not mine.” Vieille, parce qu’elle avait déjà tout compris, maîtrisant l’équilibre précaire entre la rage et la sophistication, la fureur punk et la poésie nocturne. Musicienne, elle est avant tout une tornade, l’ouragan Patti, tourbillon d’urgence viscérale, de lyrisme abrasif, un cri primal qui allait déchirer les années 70 et influencer toutes celles qui suivraient.

Horses” montre une métamorphose : celle d’une poétesse en icône, d’une scène underground en manifeste, d’un instant en légende. Dès les premières notes de “Gloria“,” Smith annonce la couleur : ce n’est pas “juste une reprise” du standard de Van Morrison, c’est une réinvention. Une déflagration. Le timbre de Patti ne caresse jamais, il déchire. La diction, urgente, semble surgie d’une transe. Dans sa version, “G-L-O-R-I-A” devient une incantation, une convocation des esprits. Et l’album, un terrain de jeu où le punk naissant se frotte à la poésie hallucinée.

Prenez “Birdland“. Une étrange bête, aussi libre qu’imprévisible. Le groupe respire ensemble, suspend chaque note avec une précision surnaturelle. Lenny Kaye tricote des paysages sonores qui vont du chuchotement spectral à l’explosion totale. Smith y psalmodie un poème surréaliste, un voyage cosmique où le ciel semble fondre sous les doigts du protagoniste. “It was as if someone had spread butter on all the fine points of the stars / ‘Cause when he looked up they started to slip”. Smith n’écrit pas des paroles, non : telle une pythie, elle déchaîne des visions.

Free Money“, de son côté, court à en perdre haleine. Le rêve américain s’y fissure sous un mur de guitares électriques, tandis que Smith scande l’illusion d’une richesse éphémère. “Land“, pièce centrale de l’album, est un morceau-monde. Un trip en trois actes, fiévreux, érotique, violent. Ça démarre par un piano hanté, ça s’emballe en un rock tribal où les mots de Smith s’entrechoquent avec la rythmique, et ça se fracasse dans une transe finale où la musique devient pur instinct.

Puis, après tout ce tumulte, vient “Elegy“. L’ultime soupir, la prière funèbre, l’adieu. Un morceau qui prend une dimension encore plus poignante des décennies plus tard, lorsque Smith y ajoute le nom de ses proches disparus. Hendrix, Mapplethorpe, Fred ‘Sonic’ Smith. Comme si “Horses” n’avait jamais cessé d’évoluer, de résonner différemment à chaque époque.

Mais le véritable miracle de “Horses“, c’est son insaisissable état de suspension. C’est un disque d’entre-deux, ni totalement chaotique comme le sont les disques punk (Patti sait se tenir), ni poétique à-la-mord-moi-l’noeud, mais dans cette zone trouble où la musique se joue à la limite du précipice. C’est le saisissement de cet instant fugace où la jeunesse touche à sa fin, où la voix tremble encore de naïveté mais s’épaissit d’une urgence absolue. Comme un ballon lancé en l’air, juste avant qu’il ne retombe, cet album est ce moment d’apesanteur où tout semble encore possible.

★★★★★

Patti Smith “Horses”, 1976

Gloria / Redondo Beach / Birdland / Free Money / Kimberly / Break It Up / Land / Elegie

Jean-Marc Grosdemouge

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *