Smashing Pumpkins “Siamese Dream”

Smashing Pumpkins “Siamese Dream”

Entre la furie grunge et l’ambition démesurée, “Siamese Dream” explose comme un monument de distorsion et de mélancolie. Sous la houlette de Butch Vig, Billy Corgan transforme les Smashing Pumpkins en machine de guerre sonore, sculptant un mur de guitares shoegaze sur des hymnes fiévreux. Un disque né dans la douleur, entre crise d’ego, overdoses et perfectionnisme obsessionnel, où chaque titre est pensé comme une dragée au poivre : enrobée de douceur, mais prête à brûler la langue.

En 1993, le grunge est au sommet du monde. Nirvana a dynamité la culture mainstream avec Nevermind, Pearl Jam vend des millions avec “Ten“, et tout ce qui sort de Seattle est aussitôt signé par une major. Mais à Chicago, Billy Corgan et ses Smashing Pumpkins ont d’autres plans. Trop grandiloquents pour être vraiment grunge, trop virtuoses pour être lo-fi, ils accouchent avec “Siamese Dream” d’un album immense, un sommet d’orfèvrerie shoegaze et heavy pop qui va redéfinir le rock alternatif des années 90. C’est le disque d’un groupe au bord de l’implosion, d’un leader perfectionniste au bord de la crise de nerfs, et d’une musique qui, pourtant, atteint une pureté sonore absolue.

Un album né dans la douleur

L’enregistrement de “Siamese Dream” est un enfer absolu. Déjà connu pour son contrôle obsessionnel, Billy Corgan vire peu à peu dictateur en studio. Il rejoue presque toutes les parties de guitare et de basse lui-même, réduisant James Iha et D’arcy Wretzky à des rôles secondaires. Seul Jimmy Chamberlin, batteur génial mais totalement accro à l’héroïne, lui donne du fil à retordre. Le producteur Butch Vig, qui sort du triomphe de Nevermind, racontera plus tard à “Rolling Stone” qu’il s’agissait de l’un des disques les plus intenses qu’il ait jamais produits. “Billy était dans un état de stress inimaginable. Il voulait que ce soit parfait. À un moment, j’ai cru qu’on n’en sortirait jamais.”

Les sessions à Los Angeles durent quatre mois, entre crises d’angoisse, tensions extrêmes et dépression nerveuse de Corgan. Mais à la fin, le résultat est là : un album monumental, qui sonne comme un mur de son shoegaze poussé à la stéroïde, entre My Bloody Valentine, Black Sabbath et David Bowie.

Des hymnes démesurés

Dès l’ouverture avec “Cherub Rock“, la machine est lancée. Une intro en roulements de toms devenue mythique avant d’exploser dans un déluge de fuzz et de riffs labyrinthiques. Derrière son apparence solaire, “Today” cache un texte où Corgan évoque ses pensées suicidaires, un morceau faussement lumineux qui devient un hymne générationnel. Avec “Disarm“, le groupe montre qu’il ne se limite pas aux guitares saturées : les arrangements de cordes viennent habiller un texte coup de poing, où Corgan règle ses comptes avec son enfance douloureuse et la haine qu’il porte à ses parents. Plus loin, “Mayonaise“, coécrit avec James Iha, flotte comme une vague de mélancolie pure, une chanson qui semble suspendue dans le temps et qui deviendra l’un des morceaux cultes du groupe.

Tout l’album regorge de textures sonores incroyables, où chaque guitare est doublée, triplée, quadriplée, créant un mur de son impressionnant. Butch Vig confiera à Sound on Sound que l’empilement de guitares était tel qu’ils en perdaient parfois le compte. Mais le résultat, massif et immersif, donne à Siamese Dream une densité inégalée dans le rock de l’époque.

Un tournant pour le rock alternatif

À sa sortie, “Siamese Dream” est un succès immédiat. L’album atteint la 10e place du Billboard 200, devient double disque de platine, et transforme les Smashing Pumpkins en groupe culte. Mais surtout, il redéfinit les standards de production du rock alternatif. Là où le grunge prône un son brut et dépouillé, “Siamese Dream” prouve que l’excès et la sophistication peuvent aussi avoir leur place dans le rock des années 90.

Des groupes comme Silversun Pickups, M83 ou même Tame Impala y puiseront une inspiration évidente. En 2011, Pitchfork classe l’album dans son Top 100 des meilleurs albums des années 90, le décrivant comme “un disque d’une ambition rare, un chef-d’œuvre de densité et d’émotion brute”. Avec “Siamese Dream“, Billy Corgan touche au sublime. Un album qui, trente ans plus tard, reste une cathédrale sonore du rock alternatif.

★★★★★

Smashing Pumpkins Siamese Dream” (Virgin, 1993)

Cherub Rock / Quiet / Today / Hummer / Rocket / Disarm / Soma / Geek U.S.A. / Mayonaise / Spaceboy / Silverfuck / Sweet Sweet / Luna

Jean-Marc Grosdemouge