Leçon 7 – “Abbaon Fat Tracks”, maîtriser le chaos

“Abbaon Fat Tracks” est un condensé de cette philosophie : un titre insaisissable, labyrinthique, où Tricky impose sa propre logique, refusant toute forme de lisibilité traditionnelle. Il ne se livre pas, il se dilue, il trouble, il dérange. Et c’est précisément ce qui en fait une pièce essentielle de l’équation Maxinquaye.
Au cœur de “Maxinquaye“, “Abbaon Fat Tracks” surgit comme un ovni encore plus insaisissable que les autres. Un maelström sonore, où Tricky et Martina Topley-Bird semblent se déplacer dans un espace sans repères, un territoire mouvant, entre rap spectral, trip-hop mutagène et rock déstructuré. Si “Overcome” ouvrait les portes d’un univers trouble, “Abbaon Fat Tracks” en est la chambre noire, où tout se réfracte, se plie, se brouille.
Une structure qui défie les codes
Le titre débute avec une boucle vocale inquiétante, un mantra samplé qui semble répéter une incantation absurde. La batterie, à la fois erratique et martiale, donne l’impression d’un battement cardiaque qui se détraque. L’ensemble s’organise autour de ces bribes sonores qui entrent en collision. Tricky ne rappe pas vraiment, il marmonne, il scande, sa voix flottant entre plusieurs strates, tantôt en avant, tantôt étouffée dans l’arrière-plan. Martina, elle, déploie une litanie fébrile, oscillant entre douceur et menace latente.
L’effet est volontairement oppressant. Tricky déconstruit ici la logique classique du morceau rap ou même trip-hop : pas de couplet-refrain distincts, pas de progression harmonique prévisible. “Abbaon Fat Tracks” est une boucle qui s’effondre sur elle-même, un vertige auditif qui repousse la notion même de structure.
Une alchimie entre chaos et texture
Si Tricky considère “Maxinquaye” comme un exercice de dérégulation des genres, “Abbaon Fat Tracks” en est la plus pure illustration. Le titre s’inscrit dans cette volonté de décomposer le hip-hop et d’en extraire une matière brute, loin des codes américains ou même britanniques du genre. On y retrouve des traces d’industriel, une ambiance proche du dub halluciné, mais aussi une construction qui rappelle certains morceaux les plus abstraits de Public Enemy, notamment ceux produits par The Bomb Squad.
L’utilisation du sample est ici fragmentaire, comme si Tricky empilait des souvenirs sonores sans chercher à les harmoniser. Howie B, impliqué dans la production, réussit à canaliser cette anarchie en jouant sur les textures, multipliant les distorsions et les reverb profondes.
Le morceau qui anticipe le virage post-“Maxinquaye“
“Abbaon Fat Tracks” révèle à quel point Tricky est déjà ailleurs. Si “Maxinquaye” conserve encore des points d’ancrage relativement accessibles, ce morceau préfigure les détours plus radicaux de “Pre-Millennium Tension” et “Angels with Dirty Faces“, albums où Tricky va pousser encore plus loin cette esthétique de la déconstruction. On a l’impression d’une sorte de freestyle sous drogue, comme si la composition lui échappait dès que Tricky la concevait. L’impression d’instabilité est d’ailleurs renforcée par la manière dont les voix se croisent sans jamais vraiment se répondre, comme si chaque protagoniste était piégé dans son propre espace mental.