Leçon 3 – “Black Steel” : comment dynamiter Public Enemy

Leçon 3 – “Black Steel” : comment dynamiter Public Enemy

“Black Steel” est une reprise qui transcende le “Black Steel in the Hour of Chaos” de Public Enemy. Sorti en 1995 sur Maxinquaye, ce titre résume tout ce que Tricky incarne : chaos créatif, hybridité sonore et défiance vis-à-vis des conventions musicales. Tricky ne se contente pas de rendre hommage aux vétérans du hip hop US : il déchire, déstructure, et plonge l’original dans un bain industriel pour en faire une déclaration radicale et personnelle. Une nouvelle preuve que, dans l’univers chaotique et fascinant de Tricky, tout est matière à invention.

Dès les premières secondes, on est happé par l’urgence martiale des guitares électriques, qui explosent sur un beat punk-rock furieux. Exit les lignes de basse funky de l’original, Tricky en fait un brûlot viscéral, tendu à l’extrême. La version originale de Chuck D, avec son flow puissant, dénonçait le système militaire américain et le service obligatoire, posant un acte de rébellion.

Tricky réinvente ce cri de colère avec la voix rauque et pénétrante de Martina Topley-Bird, un choix qui bouleverse les codes. Martina se fait guerrière, vociférant les lignes brûlantes de Chuck D, comme si chaque mot était une insurrection. Le chant de la demoiselle, à la fois sensuel et déchaîné, renforce l’impression de révolte. Elle porte la chanson avec une intensité qui pulvérise l’énergie brute de l’original. Soutenue par FTV (guitare et batterie), son interprétation donne à la colère des paroles une dimension presque désespérée.

Dans “Black Steel”, la basse grondante et les percussions serrées dialoguent avec des riffs de guitare acérés, grésillants, orchestrés par Tricky lui-même et le producteur Mark Saunders. Tout l’arsenal sonore est là pour sublimer un sentiment de chaos et d’urgence ; chaque couche d’instrumentation semble vouloir exploser, comme un cri coincé dans la gorge.

Le texte, inspiré par l’original de Chuck D, conserve toute sa force subversive. “They wanted me to go to war,” entonne Martina Topley-Bird, comme un cri de refus face à l’oppression institutionnalisée. Tricky, dans un geste typiquement lui, détourne ce message américain vers une révolte plus universelle, qui résonne dans son propre parcours chaotique et les tensions sociales de l’Angleterre des années 90.

L’enregistrement, raconté par Mark Saunders, est fidèle à l’esthétique bricolée et instinctive de l’album. Tricky, adepte du sampling déstructuré, construit “Black Steel” à partir de fragments sonores, des riffs de guitare improvisés et des beats nerveux. La production conserve les imperfections : glitches, saturations, et textures granuleuses deviennent des signatures sonores. C’était comme assembler une voiture dans une casse, raconte Saunders, mais au final, ça roule avec un style unique.

Audacieuse, cette reprise est une sorte de manifeste sonore, une collision entre le hip-hop, le punk et le dub, un cri de rage primitif”, porté par l’interprétation incandescente de Martina, qui vole presque la vedette à Tricky.

Prochain épisode : “Hell is round the corner” : comment habiter l’entre-deux

Jean-Marc Grosdemouge