Leçon 4 – “Hell is round the corner” : comment habiter l’entre-deux

Leçon 4 – “Hell is round the corner” : comment habiter l’entre-deux

Avec “Hell Is Round the Corner”, Tricky n’a pas seulement marqué “Maxinquaye” de son empreinte, il a capturé le malaise des années 90. Ce morceau, à la croisée du trip-hop et d’un spoken word viscéral, est un manifeste de l’ambiguïté, de la dualité, et du chaos intérieur.

Dans ce morceau, Tricky capte l’ambiance de cette décennie marquée par la fusion des genres. Né de la scène de Bristol, le trip-hop trouve son élan dans le brouillage des frontières : entre hip-hop et dub, entre rock et soul. “Hell Is Round the Corner”, avec ses textures granuleuses et ses basses omniprésentes, incarne ce croisement.

Le morceau puise sa puissance dans un sample culte : “Ike’s Rap II” d’Isaac Hayes, extrait de “Black Moses” (1971). Ce même sample a été utilisé par Portishead pour leur emblématique “Glory Box”. Mais là où Portishead explore une sensualité fragile, Tricky choisit la noirceur, l’intranquillité. Ce choix illustre sa volonté de s’approprier une matière brute et de la transmuter en un cri personnel.

L’enregistrement de ce titre s’est fait dans un mélange d’improvisation et de maîtrise. Tricky, fidèle à sa méthode instinctive, guidait l’enregistrement comme un chef d’orchestre chaotique, mêlant ses idées avec celles de ses collaborateurs, notamment la chanteuse Martina Topley-Bird, dont la voix éthérée contrebalance son phrasé rugueux. Le duo crée un dialogue, une tension palpable qui donne vie à l’idée même d’un “enfer au coin de la rue”.

L’ingénieur du son Mark Saunders joue un rôle fondamental dans la construction de l’atmosphère de ce morceau. Sa maîtrise de la production sonore, acquise au fil de ses collaborations avec des artistes comme The Cure et Cocteau Twins, lui permet de sculpter un paysage sonore qui vient intensifier l’intimité et la tension du morceau. Grâce à son travail minutieux sur la compression, l’égalisation, et les effets de réverbération, Saunders parvient à créer une texture sonore qui respire, entre ombre et lumière, en symbiose parfaite avec les thèmes de la chanson. C’est lui qui, par exemple, amplifie l’effet de profondeur dans le mix, en jouant sur les basses lourdes qui donnent au titre cette sensation oppressante et envoûtante. Ce contraste entre la voix de Tricky et celle de Martina est également un produit de la production de Saunders, qui a su manipuler l’espace et les fréquences pour faire ressortir les tensions subtiles entre les deux voix, créant une dynamique hypnotique.

Sur le plan lyrique, Tricky brouille les frontières entre autobiographie et fiction. Ses mots naviguent entre introspection et attaque : “They said that men are superior, superior”. L’ironie mordante et le ton désabusé traduisent un rapport complexe à son environnement, une lutte contre les diktats sociaux et une recherche d’identité.

D’un point de vue sonore, “Hell Is Round the Corner” est minimaliste mais chargé d’atmosphère. Les basses profondes, presque viscérales, se mêlent à une texture granuleuse, renforçant la sensation d’étouffement. Tricky joue ici avec les silences et les échos, amplifiant l’impression de proximité entre le calme et l’explosion imminente.

Chef-d’œuvre d’intimité troublante, ode à la désillusion générationnelle, “Hell Is Round the Corner” est une invitation à arpenter les zones grises, à accepter l’instabilité et à vivre dans l’entre-deux. Comme le dit si bien Tricky : “L’enfer n’est jamais loin, mais ce n’est pas une destination définitive, juste un passage.”

Prochain épisode : “Pumpkin” : comment faire grandir l’ombre

Jean-Marc Grosdemouge