Sarah Bakewell “Au café existentialiste”

Sarah Bakewell “Au café existentialiste”
Dans ce livre épais et documenté, une plongée captivante dans l’histoire de l’existentialisme, de ses origines phénoménologiques à toutes les vies qu’il a changées, Sarah Bakewell réussit l’exploit de rendre vivante et accessible une pensée souvent jugée ardue.

On sait qu’il ne faut pas juger un titre à sa couverture, mais avouons que quand on regarde celle de celui-ci, on a un peu l’impression d’un livre pour touristes de passage à Saint-Germain-des-Prés ou d’un “L’existentialisme pour les nuls”. Un truc léger, vaguement branché, parfait pour accompagner un café crème sous les miroirs du Flore. Et pourtant, Sarah Bakewell livre ici une plongée bien plus ambitieuse, érudite et captivante dans l’histoire de l’existentialisme.

Tout commence dans un café parisien, le Bec de Gaz, en 1933, où Jean-Paul Sartre, Simone de Beauvoir et Raymond Aron discutent en buvant un cocktail à l’abricot. Aron, tout juste revenu de Berlin, leur parle de la phénoménologie d’Husserl. Il leur explique qu’avec cette approche, on peut philosopher sur n’importe quoi, même sur un simple cocktail. Ce moment est une révélation pour Sartre : la philosophie doit partir du vécu, du concret. Cette intuition posera les bases de son existentialisme, qu’il développera notamment dans “L’Être et le Néant” (1943), son immense essai où il formalise l’idée que l’existence précède l’essence, que nous sommes condamnés à être libres et que nos choix définissent ce que nous sommes. Il la vulgarisera plus tard avec sa célèbre conférence “L’existentialisme est un humanisme” (1945), où il répondra aux critiques en expliquant que l’existentialisme n’est pas un nihilisme, mais une philosophie de la responsabilité et de l’engagement. Et il vivra cette liberté dans sa relation avec Simone de Beauvoir ; tous deux athées, ils ne se marièrent pas, n’eurent pas d’enfants, et s’autorisaient à avoir des amant.e.s (“les amours contingentes”).

Bakewell ne se contente pas d’expliquer ces concepts : elle raconte comment ils sont nés, comment ils se sont heurtés aux événements historiques, et comment ils ont infusé dans la culture. En suivant Brentano qui influence Husserl qui influence Heidegger qui influence Sartre, elle montre la construction progressive de cette pensée et comment elle a influencé des figures aussi diverses que Lévinas, Merleau-Ponty ou Karl Jaspers. Mais elle ne s’arrête pas là : en s’aventurant dans les cercles existentialistes parisiens d’après-guerre, elle fait aussi revivre Boris Vian, Juliette Gréco, Albert Camus, et toute cette faune qui transformera le Saint-Germain-des-Prés des années 50 en mythe littéraire et musical.

Le livre brille par sa construction fluide et narrative : Bakewell alterne philosophie et biographie, reliant les idées aux trajectoires de ceux qui les ont portées. Elle réussit l’exploit de rendre abordable des concepts exigeants, sans les simplifier à outrance. Les questions de la liberté, de l’engagement, de l’angoisse et de la responsabilité prennent corps à travers les disputes entre Sartre et Camus, les intuitions de Beauvoir, les errances de Heidegger vers le nazisme.

Au fond, “Au café existentialiste” n’est pas qu’une relecture des existentialistes, c’est aussi une réflexion sur la manière dont la pensée naît, circule, et évolue à travers les époques. Un livre qui, sous son apparente facilité d’accès, révèle une profondeur insoupçonnée.

★★★★☆

Sarah Bakewell “Au café existentialiste. La liberté, l’être et le cocktail à l’abricot”, Albin Michel

Continuez à explorer :

Jean-Marc Grosdemouge