Pourquoi Sartre est-il si important ?

Pourquoi Sartre est-il si important ?
Il y a 80 ans, Sartre publiait le texte de sa conférence “L’existentialisme est un humanisme”. Dans son numéro de mars, la magazine “L’Histoire”, sous la plume de Michel Winock, décrit “Le phénomène Sartre” en 1945. Jean-Paul Sartre n’est pas seulement un philosophe majeur du XXe siècle ; il est une figure qui a marqué son époque bien au-delà du monde académique. À travers ses écrits, ses engagements et ses controverses, il a incarné une certaine idée de la liberté et du rôle de l’intellectuel dans la société. Si son héritage continue d’être débattu, son influence demeure considérable, que ce soit en philosophie, en littérature ou dans l’histoire des idées.

L’œuvre de Sartre est indissociable du contexte de l’après-guerre. En 1943, “L’Être et le Néant” le propulse au rang de philosophe majeur en développant un existentialisme fondé sur la liberté radicale de l’individu. Selon lui, “l’existence précède l’essence” : l’homme n’est pas prédéterminé, il se définit par ses actes. Cette pensée tranche avec les conceptions traditionnelles qui le précèdent, qu’elles soient religieuses ou marxistes, et trouve un écho chez une jeunesse avide de renouveau après les traumatismes de la guerre et de l’Occupation.

Un penseur et écrivain en prise avec son temps

Mais Sartre ne se limite pas à la philosophie. Il est aussi un romancier (“Les Chemins de la liberté“), un dramaturge (“Huis clos“, “Les Mouches“) et un journaliste engagé. En 1945, il fonde la revue “Les Temps modernes“, où il défend l’idée que l’écrivain ne peut être neutre face à l’histoire. Il popularise ainsi le concept de littérature engagée : écrire, c’est prendre position, refuser l’indifférence. Cette posture, qui tranche avec le pur formalisme ou l’esthétique détachée des réalités sociales, suscite autant d’adhésion que de rejet.

Sartre devient alors une figure incontournable, voire un phénomène. Il n’incarne pas seulement une philosophie, mais un style de vie et une posture intellectuelle en rupture avec l’ordre établi. Avec Simone de Beauvoir, Albert Camus et toute une génération d’intellectuels réunis autour des “Temps modernes“, il impose une nouvelle façon de penser la condition humaine et le rôle de l’écrivain.

Une figure controversée mais indélébile

Si Sartre fascine, il irrite tout autant. Son existentialisme, centré sur la liberté absolue, est perçu comme un individualisme exacerbé, en décalage avec l’idéologie marxiste qui domine alors la gauche intellectuelle. Les communistes voient en lui un penseur bourgeois, incapable d’embrasser pleinement la cause révolutionnaire. Roger Garaudy, figure du PCF, le qualifie même de “faux prophète” en 1945. Les catholiques, quant à eux, dénoncent son athéisme radical et son pessimisme existentiel, notamment à travers des polémiques sur “Huis clos” ou “Les Chemins de la liberté“.

Paradoxalement, c’est aussi cette opposition féroce qui contribue à faire de Sartre une légende. À mesure que ses adversaires s’acharnent à le discréditer, il devient le symbole d’une nouvelle modernité intellectuelle. Les existentialistes peuplent les cafés de Saint-Germain-des-Prés, la presse popularise ses formules choc comme “l’enfer, c’est les autres”, et son nom devient synonyme d’une jeunesse avide d’émancipation, que ce soit sur le plan intellectuel, politique ou des mœurs.

Cependant, son engagement politique lui vaut aussi des critiques légitimes. Son soutien ambigu aux régimes communistes, notamment à l’URSS et à Mao, entache son image. Lui qui prônait la liberté absolue semble parfois fermer les yeux sur certaines réalités dictatoriales. Mais même ces contradictions ne suffisent pas à effacer son importance. Sartre a contribué à redéfinir le rôle de l’intellectuel, non plus comme un simple observateur du monde, mais comme un acteur du débat public, engagé, contestataire et sans concession.

Aujourd’hui encore, son influence persiste. Ses idées sur la liberté individuelle, la responsabilité et l’engagement continuent d’irriguer la philosophie contemporaine. Si son existentialisme a perdu de son aura, ses écrits restent une référence pour comprendre les tensions entre l’individu et la société, entre l’intellectuel et le politique. Sartre était-il un prophète de son temps ou un philosophe dépassé ? Peu importe la réponse, son empreinte, elle, est indélébile.

Et vous qu’en pensez-vous ?

Jean-Marc Grosdemouge