Quand le murmure remplace la mélodie
À l’automne 2001, Björk se replie. “Vespertine” est un disque d’intérieur, de chambres feutrées et de murmures électroniques, pensé à contre-courant du monde extérieur — celui, alors, des attentats, du vacarme médiatique, de la brutalité globale. Après l’exubérance, la chanteuse islandaise opte pour l’infiniment petit : micro-beats, harpes, cliquetis numériques, chœurs diaphanes. Une esthétique du retrait, radicale, cohérente… mais pas toujours habitée.
Produit avec Mark Bell (LFO), Matmos et Thomas Knak (Opiate), “Vespertine” pousse à son paroxysme une idée centrale : faire de la technologie un art de la caresse. Les programmations sont miniaturisées, souvent issues de sons domestiques (pas dans la neige, manipulations d’objets, frottements), les arrangements se resserrent autour de harpes (Zeena Parkins) et de nappes chorales inspirées par la musique ancienne. L’album est une prouesse de design sonore, souvent cité -à juste titre, comme une référence du glitch émotionnel du début des années 2000. Mais à force de vouloir tout chuchoter, “Vespertine” finit parfois par s’évaporer.
Car là où “Homogenic“ portait ses tensions sur des mélodies nettes, presque archaïques dans leur puissance, “Vespertine” se montre étonnamment avare en lignes mémorables. Beaucoup de morceaux privilégient la texture au chant, l’atmosphère à la phrase. “Cocoon”, “Undo” ou “Heirloom” séduisent par leur climat, mais peinent à s’imprimer durablement. La voix de Björk, volontairement retenue, parfois murmurée à la limite de l’audible, renonce à ce qui faisait sa singularité la plus immédiate : l’élan mélodique, le vertige.
Quelques titres échappent toutefois à cette dilution. “Hidden Place”, en ouverture, demeure un sommet d’équilibre entre abstraction et émotion. “Pagan Poetry”, avec ses cordes tendues et son chant presque douloureux, rappelle que Björk peut encore frapper juste quand elle accepte la frontalité. Mais ces éclats restent isolés, noyés dans un disque qui confond parfois intimité et effacement.
On a souvent décrit “Vespertine” comme un album amoureux. Björk elle-même l’a présenté comme tel au moment de sa sortie. Reste que cet amour-là se dit davantage par allusions que par mélodies, par silences que par refrains. Un choix artistique assumé, respectable, mais frustrant : à trop vouloir protéger ses chansons du monde, Björk les prive parfois de leur capacité à circuler.
“Vespertine” est donc un grand disque de textures, un manifeste sonore d’une époque fascinée par le détail et le retrait. Mais ce n’est pas un grand disque de chansons. Et chez une artiste qui a toujours su faire de l’étrangeté une force populaire, ce manque-là laisse une impression persistante de beauté incomplète.
★★★☆☆
Björk “Vespertine” (One Little Indian/Barclay), 2001
