L’hospitalité mise à l’épreuve

L’hospitalité mise à l’épreuve
Une mère décide d’ouvrir sa porte à une migrante, et c’est tout un monde qui se dérobe et se révèle derrière l’hospitalité de façade. “Ce que je sais de Rokia” ne glorifie pas l’accueil : il met à nu ses contradictions, ses malentendus et ses peurs, en faisant de la question migratoire un terrain narratif où la bonne volonté bute sur l’inconnu.

Il y a quelque chose d’étonnant à voir ce roman graphique trôner, en 2025, au palmarès du Prix Tournesol, récompense BD qui, depuis dix ans, met en lumière des œuvres sensibles aux valeurs de justice sociale, de citoyenneté et de défense des minorités. Cette BD ne raconte pas une fable édifiante, ni même un manifeste moraliste, mais une chronique du réel qui commence par un geste banal et y découvre toute sa complexité. Marion, mère de famille rochelaise, et sa petite dernière accueillent une jeune migrante libérienne, Rokia, qui arrive par une association d’aide. À première vue, le récit pourrait s’inscrire dans un dossier de bienveillance post-soixante-huitarde : ouvrir sa porte, proposer un toit, incarner la solidarité. Mais Quitterie Simon et Francesca Vartuli évitent l’écueil du “témoignage gentil”. Rokia est souvent silencieuse, renfermée, parfois mutique au point de faire douter Marion de ce qu’elle a réellement invité chez elle.

Pas de deux

Le dessin, aquarellé et chaleureux, ne se contente pas d’illustrer ce quotidien. Il en raconte les micro-tensions : le corps qui se rétracte dans une pièce trop grande, les regards qui pèsent plus que les mots, l’incompréhension quand les attentes butent sur la culture et l’histoire personnelles. Vartuli compose des cases qui sont autant de petits tableaux de l’inconfort partagé, du décalage social, où chaque attitude humaine se lit dans la posture et les silences. Le fil narratif n’est pas linéaire, mais il a la force d’un pas de deux : un pas vers l’autre, un pas en arrière, chacune des deux femmes avançant à la mesure de ses croyances, de ses priorités, de ses réticences. Jusqu’au moment où la loi – la rigidité administrative européenne, s’invite et pose une réalité brutale : Rokia reçoit un arrêté de reconduite à la frontière italienne. C’est la preuve que les bonnes intentions, si elles ne sont pas accompagnées d’un réel espace politique, peuvent vite se dissoudre devant des dispositifs institutionnels implacables.

Ce qui distingue cette BD, au-delà de sa justesse narrative, c’est sa capacité à faire sentir l’étrangeté autant que l’empathie. La relation entre Marion et Rokia ne se réduit pas à un apprentissage héroïque de la tolérance. Elle se complique, se dégrade, se reconstruit parfois, dans une dynamique qui ne ressemble ni à un conte moral ni à une leçon sociale. Simon travaille ici à partir de son propre vécu, et cette légitimité transpire dans chaque séquence.

On pourrait dire que “Ce que je sais de Rokia” est une BD sur l’altérité. Mais c’est plus exact de dire qu’elle traite de la faiblesse de nos certitudes, sur l’écart entre ce que l’on croit savoir d’une autre personne et ce qu’on découvre en partageant sa vie, ses silences, ses gestes. Le lecteur n’est pas invité à applaudir Marion ou à condamner Rokia, mais à se tenir dans cette zone trouble où l’humanité se mesure à l’épreuve de la différence. Cette bande dessinée ne tranche pas, elle laisse penser. Et c’est là qu’elle fait véritablement œuvre, non pas en offrant des réponses, mais en ouvrant la question : quand on accueille l’autre, que sait-on vraiment de ce que l’on accueille ?

★★★★☆

Simon Quitterie, Francesca Vartuli “Ce que je sais de Rokia“, Futuropolis

Théo Delmas

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