Étienne Daho entre clair-obscur et nuits londoniennes
“Eden” n’est pas un album de Daho comme les autres : c’est un jardin secret où la pop se fait fragile, où les pulsations électroniques se glissent sous la peau, et où les fantômes d’Astrud Gilberto ou d’Elli Medeiros viennent murmurer à l’oreille du paradis perdu. Un disque à écouter comme on marche dans une brume dense, avec tous ses sens en éveil.
Daho est radieux sur la pochette : il a quarante ans, il fait moins que son âge, et il sourit sous un soleil qui ne va pas tarder à l’éblouir. Mais ce soleil-là n’est qu’une illusion : l’album qui s’ouvre sous ce visage est une nuit qu’on explore plutôt qu’un matin qu’on salue. “Eden“, sorti en 1996, n’est pas un havre de palmiers et de hamacs, mais un territoire fragile où le vertige se faufile entre les pulsations et le souffle des machines. À Londres, Daho s’enferme avec une équipe resserrée. Pas de fanfares ni de production clinquante : les studios sentent la moiteur des nuits anglaises, les basses profondes qui traversent les caves et les clubs, les halos du trip-hop qui glissent sur les murs. Drum’n’bass et électro se promènent entre les câbles et les synthés, et Daho écoute, absorbe, laisse infuser. Le résultat : un disque qui ne se déclare pas, qui se murmure.
L’intro, “Au commencement“, ressemble à un souffle après la tempête : la promesse d’un renouveau plus qu’une proclamation. Tout y est déjà : les textures subtiles qui frôlent la peau, les pulsations souterraines, la voix qui flotte comme un voile de soie, fragile mais persistante. Puis viennent les invités. Astrud Gilberto sur “Les Bords de Seine” n’est pas un duo, mais un spectre solaire : elle glisse sur le morceau comme une brise tropicale qui se faufile entre les immeubles de Paris. Elli Medeiros et Lyn Byrd ajoutent leurs ombres sur “Me manquer“, un parfum d’absence qui s’incruste dans le silence de la pièce. Ici, tout se joue à bas volume : émotions, blessures, désir. Même ce qui groove semble filtré par une vitre mouillée, et c’est là que le disque prend son souffle particulier. Plus loin, “Soudain” avance comme un rêve fiévreux, tandis que “L’Enfer enfin” ouvre une brume dense, nocturne, comme si l’envers du paradis se montrait enfin, dans toute sa fragilité. L’album ne brille pas : il respire, laisse entrer le doute et l’humidité, comme si chaque note était un fragment de vie échappé des nuits londoniennes.
À sa sortie, l’album déroute. On attendait des refrains flamboyants : on reçoit des confidences, des clair-obscurs. Le public hésite, mais c’est précisément dans cette retenue que réside l’élégance de Daho : tenir une ligne pop qui choisit la subtilité plutôt que l’éclat. Aujourd’hui, l’album apparaît comme un pivot, un disque en avance sur son époque, un geste rare de la pop française. Réédité en 2019, “Eden” reprend vie sur scène et dans l’écoute attentive. Les titres, les démos, les lives permettent de retrouver ce jardin secret où l’intime se mêle à l’expérimental, où la nuit et la lumière se frôlent sans jamais se confondre. Un paradis reconstruit, fragile, vibrant : voilà l’Éden de Daho, un disque qui continue de battre sous la peau.
★★★★☆
Etienne Daho “Eden” (Virgin), 1996
