“La Condition” : filmer les rapports de classe
Jérôme Bonnell ausculte une tragédie bourgeoise fondée sur la servitude, le silence et l’abus de pouvoir. Sans cris ni slogans, à hauteur de gestes, de silences et de places assignées, “La Condition” filme la domination là où elle s’exerce le plus sûrement, derrière les rideaux épais d’une grande maison, et interroge ce que signifie tenir son rôle dans un monde qui ne laisse guère d’alternatives.
“La Condition” s’ouvre sur un monde réglé comme une mécanique. Une grande demeure de province, des domestiques, des rôles bien distribués. Victoire gère la maison, André est notaire, la respectabilité tient lieu de ciment. Rien ne dépasse. Et pourtant, tout déborde déjà. Jérôme Bonnell filme cette bourgeoisie sans éclat, sans caricature, mais avec une attention aiguë portée à ce qui s’y perpétue à bas bruit.
Swann Arlaud et Galatea Bellugi incarnent ce couple bourgeois dont la domination ne s’affirme jamais frontalement, mais s’exerce par droit implicite. Lui, maître de maison, se rend la nuit dans la chambre de Céleste, la jeune bonne. Pas de violence spectaculaire, pas de cris, pas de résistance héroïque. C’est précisément ce que le film met en jeu : l’abus rendu possible par l’ordre social, par la peur d’être chassée, par l’absence d’alternative. Le viol comme continuité logique d’un rapport de classes intériorisé.
Louise Chevillotte, dans le rôle de Céleste, est le cœur battant du film. Bonnell la filme sans misérabilisme, sans surlignage, mais en laissant apparaître l’étau qui se resserre autour d’elle. Son corps devient un lieu de passage, un espace dont on dispose. La grossesse révèle ce que tout le monde savait déjà mais refusait de nommer. À partir de là, ce n’est plus seulement l’ordre domestique qui vacille, mais la façade morale de toute une maison.
La mise en scène est d’une rigueur presque clinique. Rideaux lourds, couloirs feutrés, portes qu’on referme doucement. Bonnell filme les espaces comme des dispositifs de contrôle. Rien n’est laissé au hasard, et chaque cadre rappelle que les personnages sont enfermés dans des rôles dont ils ne peuvent sortir sans provoquer un scandale. L’Église et la justice, absentes tant que l’ordre tient, menacent soudain de s’inviter au nom de la morale.
Ce qui frappe, c’est le refus de tout manichéisme. André n’est pas un monstre de cinéma. Il porte sur lui une honte diffuse, une conscience trouble de l’abjection de ses actes, mais cela ne l’absout jamais. Au contraire, ce refus du cynisme rend le film plus dérangeant encore. “La Condition” montre comment une violence peut se perpétuer précisément parce qu’elle est intégrée, tolérée, rendue presque invisible.
Victoire, interprétée par Galatea Bellugi, n’est pas épargnée. Figure centrale de cette tragédie bourgeoise, elle incarne une domination déplacée, intériorisée, qui se reporte sur la servante. Élever l’enfant de Céleste devient un geste de charité autant qu’un acte de dépossession. Le film ausculte avec finesse cette chaîne de violences où chacun, à sa place, perpétue l’ordre établi.
En adaptant librement le roman de Léonor de Récondo, Jérôme Bonnell signe un film audacieux, inconfortable, qui regarde en face ce que la bourgeoisie a longtemps enveloppé de bonnes manières et de silences. “La Condition” ne parle pas seulement d’une époque, mais d’un système. D’une condition féminine, sociale, humaine, faite de codes inflexibles et d’abus banalisés. Et c’est dans ce refus de l’atténuation que le film trouve sa force la plus sombre.
★★★★☆
