L’art du peu

L’art du peu
Super” est un album qui ne hausse jamais la voix. Et c’est pour cette raison même, que trente ans après, il continue de se faire entendre.

Quand cet album paraît en 1996, Mathieu Boogaerts ne ressemble à personne, ou plutôt : il ressemble à un moment. Celui d’une pop française qui, au milieu des années 90, apprend à parler doucement. À se tenir à distance des effets, des démonstrations, des refrains brandis comme des slogans. Un moment où la fragilité cesse d’être un défaut pour devenir une méthode.

Ce moment-là n’est pas un mouvement organisé, encore moins une école. Il prend la forme d’une constellation. On y trouve Doriand, qui affine une chanson sentimentale précise, limpide, presque classique dans sa retenue. Lilicub, qui impose en 1996 avec “Voyage en Italie” un tube étonnamment immobile, fait de langueur et de mélancolie suspendue, succès massif mais à contre-emploi. Philippe Katerine, aussi, encore loin de sa future surexposition, publie des disques lo-fi (“Les Mariages chinois”) où l’intime, le bricolage et la douceur sont des choix esthétiques assumés.

Effacement

C’est dans ce climat que surgit Boogaerts. Mais “Super“, son premier album, pousse la logique plus loin. Là où Doriand soigne l’élégance mélodique, où Lilicub enveloppe la tristesse dans une pop immédiatement mémorisable, où Katerine introduit déjà l’ironie et le décalage, Boogaerts choisit une voie plus déshabillée encore. Il retire une couche supplémentaire. Moins de séduction, moins de structure apparente, moins de désir d’adhésion immédiate. Tout est enregistré dans la cave du pavillon familial, à Nogent sur Marne.

“Super” est un disque de l’effacement actif. Des chansons courtes, parfois proches de l’esquisse, portées par une voix qui refuse toute domination. Boogaerts chante comme on parle à côté, jamais au centre. Les arrangements sont maigres mais chaleureux, les mélodies modestes mais tenaces. Tout semble simple — et pourtant tout est tenu. Chaque titre s’arrête exactement là où il faut, sans chercher à durer, sans vouloir convaincre. L’écriture, elle aussi, fuit l’emphase. Boogaerts privilégie les mots courants, les images modestes, les sentiments exprimés de biais. Il ne raconte pas de grandes histoires, il capte des états. Un trouble, un sourire, une hésitation. On a souvent parlé de “légèreté” à propos de Super ; il faudrait plutôt parler de justesse. Rien n’est décoratif. Rien n’est là pour faire joli.

À sa sortie, l’album ne provoque pas d’onde de choc d’un point de vue commercial, mais la presse perçoit qu’il se passe quelque chose. “Super” circule lentement, porté par les concerts avec son héros Dick Annegarn, par une écoute patiente, par une reconnaissance critique progressive. On comprend alors que Super ne cherche pas à s’inscrire dans la pop française de son temps, mais à en épouser le mouvement le plus discret. Celui qui préfère le murmure à l’affirmation, la proximité à la pose. Rétrospectivement, “Super apparaît” comme un disque-socle. Non pas un manifeste, mais un point d’ancrage. Il capte avec une précision rare ce moment des années 90 où la pop française accepte d’être douce sans être mineure, fragile sans être stratégique. Boogaerts trace une ligne à part, et il ne va cesser de l’affirmer au fil des ans. Au point d’être lui-même devenu une référence pour la génération suivante.

★★★★☆

 

Alain Cattet

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