“Pulp Fiction” n’est pas juste un film de gangsters
La Palme d’Or cannoise de 1994 est un film sur la rédemption et sur le danger de baisser la garde. Mais pas que. Il est question de poser des choix. Et des pêches.
On a longtemps regardé “Pulp Fiction” comme un manifeste cool : dialogues qui claquent, violence ludique, montage éclaté, musique mortelle. Un polar postmoderne qui aurait dynamité le cinéma indépendant américain. Tout cela est vrai, et pourtant largement insuffisant. Car derrière le bruit, Quentin Tarantino et Roger Avary ont glissé autre chose : un récit moral, presque religieux, et une méditation burlesque sur ces moments où l’on disparaît du monde… souvent pour aller aux toilettes.
Le cœur du film bat du côté de Jules Winfield (Samuel L. Jackson). Pas Vincent Vega (John Travolta), pourtant plus emblématique, plus “tarantinien” dans l’imaginaire collectif. Jules est le seul personnage qui regarde ce qui lui arrive et tente d’y lire un sens. La scène fondatrice est connue : après l’exécution de Brett, un homme surgit et vide son chargeur à bout portant. Aucune balle ne touche Jules ni Vincent. Là où Vincent balaie l’événement d’un haussement d’épaules, Jules y voit un signe. Un miracle. « Le doigt de Dieu », dit-il. Ce moment n’est pas une coquetterie de scénario : Tarantino l’a toujours présenté comme le pivot secret du film. À partir de là, “Pulp Fiction” cesse d’être un film de gangsters pour devenir un récit de bifurcation morale. Jules choisit de s’arrêter. De “marcher sur la terre”, selon sa propre formule. Il se retire.
Et pendant ce temps-là, Vincent va aux toilettes.
Le motif est trivial, presque comique, mais d’une cohérence implacable. Vincent Vega disparaît toujours au mauvais moment. Chez les Wallace, il laisse Mia seule quelques minutes : elle trouve de l’héroïne dans son manteau, la confond avec de la cocaïne, et s’effondre. Au diner, il est aux toilettes pendant le braquage : quand il revient, Jules a déjà changé de vie. Et chez Butch, la boucle se referme : Vincent, fusil posé négligemment sur le comptoir, lit un vieux pulp (un magazine imprimé sur du papier de mauvaisa qualité) sur la cuvette. Il ne voit rien venir. Il meurt. Ces scènes ne relèvent pas du simple running gag. Elles disent quelque chose de très précis : Vincent est le personnage qui ne lit pas les signes. Il consomme, il plaisante, il tue par métier. Là où Jules interprète le monde, Vincent s’en absente. Chaque passage aux toilettes est une sortie de scène, un moment où l’ordre du réel peut se reconfigurer sans lui. Chez Tarantino, la fatalité adore ces interstices-là.
Même l’arc de Butch le boxeur sur le retour (Bruce Willis), souvent lu comme un simple récit de survie, s’inscrit dans cette logique morale. La montre de son père, transmise au prix d’humiliations et de souffrances, est un fardeau autant qu’un talisman. Butch trahit Marcellus, mais revient chercher la montre – non par cupidité, mais par fidélité à une histoire, à une mémoire. Et c’est ce retour, ce refus de l’oubli, qui provoque la mort de Vincent et, paradoxalement, sa propre rédemption lors de la scène du sous-sol. Là encore, un choix est posé.
Vu ainsi, “Pulp Fiction” n’est pas un film cynique. C’est un film sur les choix minuscules, sur les instants où l’on décide -ou non- de faire attention. Jules s’arrête et survit. Vincent ne s’arrête jamais et disparaît. Le cool n’est qu’un masque. Sous la surface, Tarantino raconte une fable très ancienne : celle d’un monde violent où la grâce peut surgir, à condition de la reconnaître.
Et maintenant, le jeu – faussement anodin, profondément révélateur : sauriez-vous raconter “Pulp Fiction” dans l’ordre chronologique, sans vous perdre ? Si la réponse est non, ce n’est pas grave. Tarantino, lui, savait exactement ce qu’il faisait : brouiller le temps pour mieux parler de morale. Et rappeler, mine de rien, qu’il ne faut jamais considérer les toilettes comme un endroit sûr.
