The New Eves “The New Eve Is Rising”

The New Eves “The New Eve Is Rising”
Incantatoire, rugueux, profondément incarné, “The New Eve Is Rising” affirme The New Eves comme bien plus qu’un groupe : un collectif en état de transe, qui puise dans des gestes archaïques pour opposer au présent saturé une musique de corps, de voix et de brûlure.

Avec “The New Eve Is Rising“, The New Eves confirment ce que leurs premières apparitions laissaient déjà pressentir : moins qu’un groupe, une force en train de se constituer. Apparues au tournant des années 2020, les Britanniques s’inscrivent à la marge de cette scène post-punk élargie qui, lassée de la simple résurrection sonore, a choisi de réinventer des gestes. On les a parfois rangées, par facilité critique, aux côtés de Shame, Black Midi ou Dry Cleaning. Mais leur trajectoire bifurque nettement : plus rituelle, plus organique, presque tellurique.

Ce qui frappe d’emblée, c’est le rapport frontal au corps et à la voix. Ici, les morceaux tiennent davantage de l’incantation que de la chanson au sens classique. Chant scandé, parfois parlé, parfois collectif, porté par une instrumentation volontairement rugueuse : guitares râpeuses, basses obstinées, percussions sèches. Une matière sonore qui convoque autant le post-punk que des formes plus archaïques — folk primitif, transe païenne, cérémonial remis au goût du jour. La rugosité n’est jamais un effet : elle est la condition même de l’expression. Le discours, lui, refuse toute frontalité militante. Pas de slogans, pas de pédagogie appuyée. The New Eves travaillent sur des figures archétypales, des récits de transformation et de réappropriation, souvent féminins, parfois mythologiques. Une autre manière de politiser : par le symbole, la répétition, la mise en tension du langage. On est plus proche de la performance que du manifeste, plus près d’un déplacement sensible que d’un commentaire explicite du monde contemporain.

C’est sans doute là que se dessine une filiation souterraine avec Patti Smith. Dès Horses (1975), il ne s’agissait pas pour elle de chanter ou de déclamer, mais de se mettre entièrement en jeu. Corps offert, voix poussée jusqu’à la rupture, textes lancés comme des invocations. La scène comme espace de vérité brute, où l’on ne triche pas, où l’on risque quelque chose à chaque instant. Patti Smith ne performait pas : elle s’exposait. The New Eves font signe exactement à cet endroit. Leur musique convoque la même idée de don total, de corps engagé sans filtre, de voix utilisée comme un outil physique autant que poétique. Pas de distance ironique, pas de second degré protecteur. Elles donnent l’impression de monter sur scène comme on entre dans un rituel, avec la possibilité très réelle que tout déborde, que tout vacille. Le chant peut se fissurer, la musique sembler bancale : rien n’est retenu.

La parenté se joue aussi dans le refus de la virtuosité comme valeur cardinale. Patti Smith n’a jamais cherché la perfection technique ; elle visait l’intensité, l’incandescence, la justesse émotionnelle. Chez The New Eves, même logique : la maladresse apparente devient langage, la fragilité une forme de puissance. Ce qui rend cette filiation particulièrement signifiante aujourd’hui, c’est le contexte dans lequel elle s’inscrit. Là où Patti Smith surgissait dans un monde encore largement permissif à l’imprévu, The New Eves évoluent dans une époque saturée d’images, de contrôle, de branding. Leur manière de tout donner prend alors une valeur presque subversive : elle va à rebours d’une économie de la retenue, du calcul, de la cohérence maîtrisée. Enfin, ce qui distingue profondément The New Eves, c’est cette impression de communauté en acte. Elles ne se présentent pas comme un groupe de rock traditionnel, mais comme un collectif, presque une entité mouvante. La scène y est centrale : leurs concerts sont régulièrement décrits comme des expériences physiques, où la frontière entre le public et le groupe se brouille, où quelque chose circule, se transmet.

Dans un paysage musical saturé de discours explicites et de stratégies d’image, “The New Eve Is Rising” avance à contre-courant : lent, opaque, parfois déroutant. Et c’est précisément là que l’album trouve sa force. The New Eves ne cherchent pas à commenter le présent ; elles tentent d’en extraire quelque chose de plus ancien, de plus enfoui, pour le faire résonner aujourd’hui. Etre là, entièrement, quitte à s’y brûler un peu, c’est peut être ce qu’on peut faire de plus radical en 2025.

★★★★★

Alain Cattet

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