Alain Bashung “L’Imprudence”

Alain Bashung “L’Imprudence”

Alchimiste du verbe et du son, Bashung nous propose de céder à “L’Imprudence”, un opus qui se dérobe aux conventions comme une ombre fuyante dans la nuit. Son onzième album est une plongée abyssale dans des eaux sonores troubles, où chaque note semble suinter d’une mélancolie poisseuse, une mélancolie qui colle à la peau et s’insinue sous les ongles. Bashung nous entraîne dans un voyage sonore où chaque morceau est une escale vers l’inconnu. A la fois tentant et flippant.

Quant à évoquer le Dante de la “Divine Comédie”, Bashung aurait pu aller l’enregistrer à Florence, tout près de l’Arno (le fleuve, pas le chanteur) mais c’est au Studio ICP de Bruxelles qu’il a posé. C’est là qu’est né ce disque qui fait naître des atmosphères hantées, baignées d’un clair-obscur sonore qu’on imagine suintant des murs mêmes du studio. Bashung, accompagné de fidèles conspirateurs comme Jean Fauque à l’écriture et des musiciens d’exception – Marc Ribot à la guitare, Steve Nieve aux claviers –, tisse un album comme un linceul, aussi délicat que suffocant. Chaque morceau, de “Tel” à “L’Imprudence”, est une pièce d’un puzzle narratif, un roman noir où l’ombre grignote chaque rai de lumière.

Dès les premières écoutes, “L’Imprudence” dérange autant qu’il fascine. Il n’est pas là pour séduire, mais pour défier. Les arrangements sont comme des éclats de verre, tranchants et imprévisibles. Ici, un piano dépouillé s’efface dans un nuage de cordes plaintives. Là, un harmonica morriconien s’accroche aux recoins d’une rythmique éclatée. Et cette voix, cet organe qui semble surgir des tréfonds de l’âme, ne chante plus, elle chuchote, déclame, murmure, creusant des sillons dans l’espace sonore.

“L’Imprudence” est un territoire mouvant. “Sur Le Dimanche à Tchernobyl”, dont l'”‘ambiance rssemble à celles de Vangelis pour “Blade Runner” l’apocalypse rôde sous des percussions métalliques, tandis que Noir de monde éclaire la noirceur de l’époque d’un feu glacé. Plus loin, “Jamais d’autre que toi”, adaptation d’un poème de Robert Desnos, insuffle une poésie vénéneuse, comme une caresse au bord du précipice. Et sur “Faisons envie”, Christophe Miossec vient poser sa griffe d’écorché vif, ajoutant une stridence supplémentaire à cet édifice fragile.

Bashung, au sommet de son art, semble avoir désossé la chanson pour en extraire une vérité brute, organique. La mélancolie qui imprègne cet album n’est pas une pose, c’est une nécessité. On écoute “L’Imprudence” comme on observe une cornue dans un laboratoire alchimique : fasciné par cette œuvre en perpétuelle mutation, on y cherche un sens qui s’efface aussitôt qu’on croit l’avoir saisi. Ce disque n’est pas simplement une collection de morceaux : c’est une expérience, une traversée nocturne où chaque écoute dévoile un nouveau paysage, une nouvelle blessure. Bashung ne nous prend pas par la main. Il nous abandonne dans cette forêt sonore, et c’est à nous de trouver notre chemin, ou de nous perdre.

★★★★★

Alain Bashung “L’Imprudence”, 1 CD (Barclay), 2002

Tel / Faites monter / Je me dore / Mes bras / La Ficelle / Noir de monde / L’Irréel / Jamais d’autre que toi / Est-ce aimer / Le Dimanche à Tchernobyl / Dans la foulée / Faisons envie / L’Imprudence

Jean-Marc Grosdemouge