Pigalle “Regards affligés sur la morne et pitoyable existence de Benjamin Trembley, personnage falot mais ô combien attachant”

Certes, avec ce groupe né des bars rocks de Paris, on n’est pas chez Balzac. Mais “Regards affligés…” offre une plongée profonde dans les méandres de la condition humaine. C’est surtout un album majeur du rock français, entre orgue de barbarie, guitares folk et une rage toute keuponne.
En 1990, sous une couverture signée Jacques Tardi, Pigalle, le groupe parisien mené par François Hadji-Lazaro, dévoile un opus au titre aussi énigmatique que captivant : “Regards affligés sur la morne et pitoyable existence de Benjamin Trembley, personnage falot mais ô combien attachant”. Derrière ce titre à rallonge se cache un concept album audacieux, narrant les tribulations d’un antihéros nommé Benjamin Trembley.
Musicalement, l’album est un kaléidoscope de sonorités, mêlant rock français, accents punk et touches de musette, reflétant l’éclectisme du groupe. Entre le souffle d’un accordéon qui semble échappé des quais de Seine et des riffs de guitare emprunts de colère punk, Pigalle trace une cartographie sonore unique, oscillant entre le bal populaire et les pavés des nuits parisiennes.
Parmi les titres marquants, on retrouve “Dans la salle du bar-tabac de la rue des Martyrs”, une chanson emblématique qui dépeint avec une précision presque cinématographique les ambiances nocturnes de la capitale. C’est un Paris poisseux, où le désespoir s’épanche dans l’alcool et la sueur, où l’amertume rivalise avec l’ivresse. Un bar tabac qui fait figure de Paris miniature, qui flirte parfois avec la came, où les rêves se fracassent sur les comptoirs collants.
D’autres morceaux, tels que “Marie la rouquine” (une prostituée) et “Sophie de Nantes”, racontent des histoires poignantes, mêlant réalité crue et poésie urbaine. La voix de François Hadji-Lazaro, rauque et expressive, donne vie aux personnages et aux histoires de l’album, et le sexe n’est pas absent : érotique (“Une nuit”) ou glauque (les putes qui s’approchent des baraquements des ouvriers dans “Les lettres de l’autoroute”). Les paroles des chansons, écrites principalement par François Hadji-Lazaro, sont empreintes d’une profonde humanité, dépeignant des personnages marginaux avec une empathie rare. Les collaborateurs de l’album incluent divers musiciens talentueux de la scène parisienne, apportant une richesse sonore à l’ensemble.
L’album est un succès critique et commercial et a contribué à asseoir la réputation de Pigalle sur la scène musicale française. Le groupe a également entrepris une tournée pour promouvoir l’album, offrant des performances intenses qui ont renforcé leur lien avec le public, d’ailleurs captées sur un album “Pigallive” peu de temps après. Une légende tenace raconte qu’à la sortie de l’album, aucun bar-tabac n’existait dans la rue des Martyrs. Pourtant, un jour, un établissement s’y est ouvert, comme un hommage involontaire à cette chanson culte. François Hadji-Lazaro, surnommé affectueusement ‘le Gros François’ par ses pairs, aurait même franchi les portes de ce lieu pour s’excuser de l’image peu flatteuse qu’il avait peinte dans sa chanson. ‘Les petites cuillers servent que rarement pour le café’ : difficile de rêver meilleure promo pour un établissement (ou pire, selon les points de vue) !
Manifeste d’une scène rock française qui réussit à dépasser les clichés NegraBouchBeat moqués par Les Inconnus (voir), “Regards affligés” célèbre la défaite comme un art de vivre, et rend hommage à ceux qui comme Trembley le falot vivent en marge mais restent, paradoxalement, au centre de tout ce qui compte vraiment : une humanité brute, poétique et profondément vraie. À une époque où Paris commençait déjà à se gentrifier, Hadji-Lazaro et ses acolytes, eux, retroussaient leurs manches pour immortaliser la poésie brute de ce Paris populaire en train de disparaître.
★★★★★
Pigalle “Regards affligés sur la morne et pitoyable existence de Benjamin Trembley, personnage falot mais ô combien attachant”, 1 CD (Boucherie Productions), 1990
Écris Moi / Marie La Rouquine / Une nuit / Le tourbillon / Y’a l’aventure / Première fois / Les lettres de l’autoroute / Dans La Salle Du Bar-Tabac De La Rue Des Martyrs / Sophie De Nantes / Eternel salaud / Chez Rascal Et Ronan / Dans les prisons / Angèle / En Bas, En Haut / Le chaland / Un Petit Paradis / Paris le soir / Renaître