Ange “Émile Jacotey”

Ange “Émile Jacotey”

Quand “La Veillée des chaumières” rencontre “Rock & Folk”, quand la musique du diable se pratique comme le Sabbat en milieu rural. Cet “Emile”_là n’est pas un traité d’éducation à la Rouseau mais un livre d’histoires qu’on écoute au crépuscule, au coin d’un feu, en attendant que les esprits des bois viennent murmurer à notre oreille.

La Franche-Comté est une terre de fées et de dames blanches, et les Vosges saônoises, d’où sont originaires les frères Décamps, ressemblent à une Finlande miniature, un territoire brumeux et mystérieux surnommé “les Mille Étangs”. Un paysage où l’on imagine sans peine des elfes, des esprits de la forêt et des conteurs oubliés au coin du feu. C’est dans ce décor que naît “Émile Jacotey“, un album où le rock progressif s’imbibe des légendes rurales, où les mythes paysans rencontrent l’ambition lyrique d’Ange.

Après “Au-delà du Délire“, chef-d’œuvre théâtral qui mêlait déjà Moyen Âge et fantastique, Ange doit enregistrer un nouvel album en urgence, poussé par sa maison de disque, Philips. Christian Décamps, plutôt que de se précipiter dans la surenchère baroque, trouve une inspiration inattendue : un vieil homme, un maréchal-ferrant de Haute Saône, Émile Jacotey. Il a 85 ans, une voix rocailleuse, l’accent de là bas, une mémoire peuplée d’histoires de campagnes oubliées. En le rencontrant, Ange ne va pas seulement capter un personnage, mais une voix, un témoin d’un autre temps, une empreinte sonore qui traverse tout l’album.

Un conte musical entre rêve et labeur

Dès “Bêle, Bêle Petite Chèvre”, on comprend que le folklore ne sera pas un simple décor. Le morceau est puissant, électrique, avec une énergie brute, animale. Christian Décamps joue avec sa voix comme un ménestrel halluciné, porté par les envolées instrumentales du groupe, entre orgue majestueux et guitares acérées. Puis vient “Sur la Trace des Fées”, sans conteste l’un des plus beaux morceaux de l’album… et du groupe, qui fête ses 50 ans en 2025. Une ambiance enveloppante, mystérieuse, où l’orgue et la guitare tissent un voile d’irréel. Décamps y est à son sommet, incantatoire, comme possédé par les esprits du lieu. Le moment le plus poignant reste sans doute “Ode à Émile”, où le vieil homme devient le personnage central du disque. Il raconte sa vie, ses souvenirs, et l’histoire devient plus grande que lui, plus grande que nous. La musique se plie à cette parole, dépouillée, suspendue, comme si Ange s’effaçait pour laisser place à quelque chose de plus ancien encore.

Le rock progressif rencontre la chanson française

Contrairement à d’autres albums d’Ange, “Émile Jacotey” ne repose pas sur une grande fresque aux morceaux labyrinthiques. Ici, les titres sont courts, mais la progression musicale s’étale sur l’ensemble du disque. C’est un album fluide, porté par une narration subtile. Avec “Ego et Deus”, Ange retrouve un tempo plus enlevé, sautillant et presque ironique, tandis que “Les Noces” semble convoquer le fantôme de Brel dans une bacchanale où l’ivresse côtoie le sacré. C’est une cérémonie païenne en musique, un sabbat où les rires se mêlent à la folie. Seuls quelques morceaux plus contemplatifs, comme “Aurélia”, peinent à maintenir l’intensité dramatique de l’ensemble. Mais l’album demeure un sommet du rock progressif français, un disque où la scène musicale hexagonale cesse d’imiter l’Angleterre pour inventer son propre langage.

Une voix devenue légende

Avec “Émile Jacotey”, Ange atteint une reconnaissance internationale rare pour un groupe français. Mais surtout, la voix de ce vieux maréchal-ferrant devient une icône du rock progressif. Plus encore que celle de Christian Décamps, elle incarne la mémoire d’un monde perdu, une passerelle entre la tradition orale et la modernité musicale. Quarante ans plus tard, Ange ressuscitera cet album avec un remake en 2014. Comme si la voix d’Émile Jacotey refusait de s’éteindre, comme si ce disque lui avait offert une immortalité improbable. Et s’il gambadait réincarné sous la forme d’un korrigan du côté de Saint Bresson ?

★★★★★

Ange “Emile Jacotey”, 1 CD (Phonogram), 1975

Bêle, Bêle Petite Chèvre / Sur la Trace des Fées / Le Nain de Stanislas / À la Cour du Roi Nombril / Ode à Émile / Ego et Deus / Les Noces / Aurélia / Fils de Lumière / Ballade pour une Orgie

Jean-Marc Grosdemouge