Daran “Huit Barré”

Disque sincère, habité, à vif, entre rage et douceur, “Huit Barré” avance en funambule, loin des formats calibrés. Brut et subtil, incandescent et intime, il incarne une perfection du rock français que beaucoup ne réalisent qu’aujourd’hui. Avant les gilets jaunes, Daran avait déjà imaginé un rock des ronds points, pour la France archipélisée. Un sommet sous-estimé du rock français, à redécouvrir.
Sa voix rauque et profonde est essentielle dans le rock français. Pourtant en 1994 quand Daran sort cet album, la presse “qui compte”, celle qui vous donne “la carte” passe largement à côté de ce disque. Aujourd’hui Daran vit au Québec, ses tournées sont sold out, et l’album sort pour la première fois… en vynile. Il dirait quoi Jean De La Fontaine ? Il nous parlerait de lièvre et de tortue.
Daran n’est ni du genre à suivre la mode – qui d’autre faisait du blues rock en France dans les années 90 à part Paul Personne ? – ni à faire des compromis. “Huit barré” est un album libre, habité par une énergie brute et sincère, où les guitares grondent et où les mots claquent. Loin des envolées lyriques du rock FM de l’époque et des poseurs britpop qui commençaient à envahir les ondes, Daran livre un disque sans fard, empreint d’une mélancolie rageuse et d’un son rugueux, taillé à la serpe.
Dès “Dormir dehors”, la tension est palpable, avec cette voix qui semble raconter des errances, des blessures jamais refermées. “Du vent prend” le temps de souffler (ah ah, la métaphore), mais sa montée en puissance en fait un titre majeur de l’album, porté par une interprétation habitée. Les “Trous noirs” c’est troulant (le jeu de mots-ci n’est pas de moi) et “En bas de chez moi” poursuivent cette plongée dans un blues rock électrique, où les riffs sombres répondent à des textes d’une poésie urbaine.
Mais Daran sait aussi ralentir la cadence, et “Via felicità” (qui rappelle qu’il est né en Italie) ou “Saoulé” montrent un autre versant de son talent : celui d’un conteur sensible, capable d’évoquer la dérive et la solitude avec une justesse déconcertante. “Olivia“, tout en tension contenue, est d’une beauté poignante. “35 ans à Moscou“, beaucoup plus direct avec des guitares qui crachent du feu, montre une rage presque hard rock, tandis que la toute douce “Huit barré” est une ballade poignante, LA pièce maîtresse du disque. C’est un chanson de résilience, même si le terme popularisé par Boris Cyrulnik n’est encore que dans les revues spécialisées en 1994.
La fin de l’album, avec “Dumottier” (un gars qui vend sa R18) et “Les nuits blanches”, confirme ce que l’on savait déjà : ignoré par “Les Inrocks” en son temps “Huit barré” s’en est remis. Le fanzine devenu incontournable, est redevenu fanzine, si l’on en croit le niombre de gens qui le lisent chaque mois (9000). “Huit barré” c’est un Vernon Subutex qui tient dans la main, cun chat pelé et tout maigre qui n’a pas de thune mais des idéaux à la pelle. Un chef-d’œuvre ignoré de son époque. En 1994, l”éudiant Macron l’aurait classé dans les “gens qui ne sont rien”. Un album qui, trente ans après, résonne toujours avec la même intensité. La tortue a gagné.
★★★★★
Daran et Les Chaises”Huit Barré”, 1 CD (WEA), 1994, en vinyle et sur les plateformes d’écoute
Dormir dehors / Du vent / Trous noirs / En bas de chez moi / Via felicità / Saoulé / Olivia / 35 ans à Moscou / Huit barré / Dumottier / Les nuits blanches
Continuez à explorer :