Michael Jackson “Thriller”

Michael Jackson “Thriller”

En 1982, animé par une ambition sans bornes, Jackson décide que “stratosphere is the limit” pour donner un successeur à “Off the wall”. Commançant sa mue (il est déjà passé sur le billard et presente un nez affiné et des lèvres amincies), il ne va pas se contenter de créer “juste” un album. Il va façonner sa légende, en inscrivant son nom et celui de “Thriller” dans l’histoire de la musique. À l’encre indélébile. Au point de bouleverser tous les standards et de devenir un monument, rien de moins.

Le 14 avril 1982, Michael Jackson pénètre dans les studios d’enregistrement, déterminé à transcender les succès passés. Son précédent opus, “Off the Wall” (1979), bien que couronné de succès, n’avait pas atteint les sommets escomptés. Certes l’album s’écoule à environ 10 millions d’exemplaires dans le monde, un exploit pour l’époque, avec des titres emblématiques comme “Don’t Stop ‘Til You Get Enough” et “Rock with You” qui dominent les charts. Mais pour Michael, ces chiffres, bien qu’impressionnants, restent insuffisants. Car Jackson aspirait à une reconnaissance totale, à la fois du public et des institutions. Meme si “Off the Wall” remporte un Grammy pour “Don’t Stop ‘Til You Get Enough”, ce n’est qu’un prix dans une catégorie mineure (Meilleure performance vocale R&B masculine). Les grandes récompenses comme l’Album de l’année lui échappent.

Aux yeux de Michael, l’industrie musicale n’a pas pris la pleine mesure de son talent. Dans une interview de l’époque, il confie : “les Noirs sont souvent cantonnés à des catégories spécifiques, comme le R&B. Je voulais que cet album transcende les genres.” Ce sentiment d’être sous-estimé nourrit une ambition féroce. Aux grands maux les grands remèdes : Jackson se promet alors que son prochain album ne souffrira d’aucune limitation. “Thriller” naît de cette volonté farouche : un projet conçu pour pulvériser toutes les frontières musicales et conquérir à la fois les charts, les critiques et les cérémonies.

Pour concrétiser cette vision démesurée, Michael s’entoure d’un producteur qu’il connaît bien : Quincy Jones, le sorcier déjà présent aux manettes pour “Off the Wall”. Autour de ce duo, une armée de musiciens d’élite, dont les membres du groupe Toto, vient donner corps aux compositions. L’ambition est claire : chaque chanson doit avoir le potentiel de dominer les charts. Parmi des centaines de morceaux envisagés, seulement neuf sont sélectionnés. Jackson lui-même signe quatre titres : “Wanna Be Startin’ Somethin’”, “The Girl Is Mine”, “Beat It” et “Billie Jean”. L’exigence de perfection est telle qu’une simple ligne de basse peut nécessiter des dizaines de prises.

Le morceau “Thriller”, pièce maîtresse de l’album, démarre sous un autre nom : “Starlight”. Et Rod Temperton, déjà derrière les tubes de “Off the Wall”, transforme cette ébauche en un hymne captivant. Pendant un trajet en taxi, il imagine les paroles et le nom définitif. C’est aussi lui qui propose une narration glaçante en guise de final. Vincent Price, maître des films d’horreur, est recruté pour déclamer ce monologue. Deux prises suffisent pour immortaliser sa voix dans l’histoire. Mais tout n’est pas si simple : chaque titre est peaufiné jusqu’à l’obsession. Jackson et Jones passent des heures à mixer “Billie Jean”, au point où l’ingénieur Bruce Swedien réalise 91 versions avant de s’entendre sur la meilleure.

L’album sort finalement le 30 novembre 1982. Le premier single, “The Girl Is Mine”, duo avec Paul McCartney, intrigue autant qu’il déçoit. Mais c’est le calme avant la tempête. Le deuxième single, “Billie Jean”, fait l’effet d’une bombe atomique. Avec sa ligne de basse hypnotique et son texte ambigu sur une paternité niée, le morceau s’envole au sommet des charts. L’apparition de Michael sur MTV, dans un clip soigné à l’extrême, brise les barrières raciales du réseau, qui jusque-là marginalisait les artistes afro-américains. Puis vient le moment de mettre en images “Thriller”. C’est un carrément film court, autant dire une révolution. Réalisé par John Landis, connu pour “Le Loup-garou de Londres”, il coûte près d’un million de dollars, une somme astronomique pour l’époque. Les chorégraphies sont devenues mythiques, de la fameuse “danse des zombies” au moonwalk que Michael maîtrise comme personne. Le clip transforme l’industrie musicale : désormais, l’image est aussi essentielle que le son et ça n’a pas changé depuis.

Le public est conquis. L’album “Thriller” devient l’album le plus vendu de tous les temps, avec des chiffres qui donnent le vertige : plus de 100 millions d’exemplaires écoulés, et ce n’est qu’une estimation. Sept des neuf titres entrent dans le top 10 du Billboard Hot 100, un exploit sans précédent. L’album rafle huit Grammy Awards, dont celui de l’album de l’année. La tournée mondiale qui suit renforce encore le mythe.

Mais “Thriller” est plus qu’un triomphe commercial. C’est un laboratoire sonore où les genres se rencontrent : rock, funk, R&B et pop fusionnent pour créer un objet unique, que personne du collégien à la ménagère ne peut ignorer. Les guitares de “Beat It”, jouées par Eddie Van Halen, flirtent avec les rythmes disco de “Wanna Be Startin’ Somethin’”. Les ballades comme “Human Nature” et “The Lady in My Life” dévoilent un Michael vulnérable, tandis que des morceaux comme “Billie Jean” capturent toute l’ambiguïté de son personnage public.

Et pourtant, derrière les chiffres, l’aura et les millions, il reste l’histoire d’un homme en quête de perfection. À travers les sessions interminables, les tensions et les doutes, Michael Jackson a su modeler non seulement sa carrière, mais aussi la culture populaire elle-même. À écouter “Thriller”, on entend l’écho d’une ambition devenue réalité, un pari insensé et remporté haut la main. MJ réussira encore à mettre la barre très haut avec “Bad” (1987) et “Dangerous'” (2001) avant qu’un parfum de rumeurs grotesques et de scandales vienne lui coller définitivement aux basques. Car sur la fin, le “personnage” MJ occulte largement le musicien, qui a un peu perdu de sa superbe avant de disparaître en 2009.

★★★★★

Michael Jackson “Thriller”, 1 CD (Epic), 1982

Jean-Marc Grosdemouge