Drieu La Rochelle “Le feu follet”

Oui, Drieu a été un collabo un vrai mais aussi un putain de romancier. A l’heure où le capitalisme en fin de course veut nous refaire le coup de la guerre, il faut lire ce roman sur le suicide, grand par son style, court par la longueur.
Paru en 1931, “Le feu follet” n’est pas un roman sur l’acte de se suicider, mais sur la manière dont on glisse vers lui, sans éclats, sans cris, avec la précision d’un mouvement déjà écrit. Drieu La Rochelle capte cette descente avec une écriture froide, tranchante, d’une limpidité qui refuse tout pathos. Pas de drame théâtral, pas de geste spectaculaire chez Drieu : juste un homme qui erre dans un Paris où il n’a plus sa place, jauge ses derniers liens, et s’efface. Une chute, oui, mais avec quel style !
Alain Leroy va mourir. Il le sait, et le lecteur aussi. L’issue ne fait aucun doute, il n’y aura pas de sursaut, pas de miracle, pas de retour en arrière. Mais avant, il tourne encore un peu dans Paris, s’accroche à quelques visages familiers, teste leur présence, leur disponibilité, peut-être même leur tendresse. Cherche-t-il une raison de rester, ou simplement une confirmation qu’il peut partir ? L’errance dure une journée. Ce sera la dernière.
Drieu La Rochelle raconte cette trajectoire avec une sécheresse saisissante. Il ne s’embarrasse d’aucune fioriture, coupe court à toute psychologie explicative. Chaque dialogue sonne comme une tentative de se raccrocher au monde, mais rien ne prend, rien ne convainc. Les autres sont là, mais ils ne comprennent pas, ou ne veulent pas comprendre. Ils s’agitent dans leur vie, esquivent ses regards, ne perçoivent que de loin la menace sourde qui plane sur lui. Eux ont continué à avancer, Alain, lui, s’est arrêté. Il flotte dans un entre-deux, déjà absent alors qu’il est encore là.
Le style épouse cet état d’esprit. L’écriture est d’une précision chirurgicale, sans éclats, sans envolées, sans lyrisme. Pas d’effets de manche, pas de grands discours sur la mort, pas de tragédie romantique. Juste une suite de scènes brèves, de conversations ténues, de déplacements qui n’ont plus d’autre but que d’occuper l’espace avant qu’il ne se referme. Drieu ne cherche pas l’émotion, il la traque dans les interstices du quotidien, dans la banalité de ces ultimes échanges où tout est déjà joué.
L’absence de tension dramatique ne signifie pas l’absence de tension tout court. Le Feu follet fonctionne comme un thriller inversé, où l’enjeu n’est pas d’empêcher un crime, mais d’en observer l’inéluctable progression. L’étau se resserre, non par l’action des autres, mais par la logique interne du personnage. Chaque rencontre semble une ultime tentative, mais chaque échange ne fait que renforcer son isolement. Il n’a pas sa place dans ce monde qui a déjà tourné la page sans lui.
Drieu ne sublime rien, et c’est ce qui rend ce livre si fort. Loin des figures du poète maudit ou du dandy désespéré, il donne à voir le vide, dans ce qu’il a de plus simple et de plus cru. Alain Leroy ne s’effondre pas, il ne se débat même pas. Il constate. Et c’est précisément dans cette absence de grandiloquence que le texte touche à une justesse troublante.
Voici donc un roman court, tendu, d’une limpidité qui glace. Il ne cherche ni à séduire ni à impressionner. Il avance droit, tranche, laisse le lecteur face à une évidence. Ce qui se joue ici n’est pas spectaculaire, mais essentiel. Une existence qui s’éteint sans bruit, sans remous, presque sans conséquences. Comme si, au fond, tout était déjà fini avant même d’avoir commencé.
★★★★★
Drieu La Rochelle “Le feu follet” suivi de “L’adieu à Gonzague”, Folio.