Emmanuel Bove “Mes Amis”

Emmanuel Bove “Mes Amis”

Homme mesquin, Victor Bâton, anti-héros houellebequien avant l’heure (1924)… tend le bâton pour se faire battre. Un grand roman qui a déjà cent ans… de solitude. Un roman bref, aiguisé, qui en dit plus sur la nature humaine que bien des pavés psychologiques.

Victor est seul, mais pas n’importe comment. Il est seul comme on s’y condamne soi-même, par maladresse, par faiblesse, par une espèce de mesquinerie involontaire. Un de ces hommes qui réclament de l’amitié sans jamais en donner, qui quémandent un regard sans jamais vraiment se rendre aimables. Ancien soldat éclopé, il traîne dans un Paris tout gris, cherchant des compagnons comme on chercherait une pièce tombée dans le caniveau. Il croit qu’un sourire, un bonjour, une main tendue suffisent à fonder une amitié. Mais l’autre, toujours, finit par s’éloigner.

Bove n’écrit pas avec des effets, il écrit au scalpel. Des phrases courtes, sèches, où chaque détail compte. Une économie de moyens qui fait de “Mes Amis” un roman aussi cruel que triste, où la banalité du quotidien pèse plus lourd qu’un grand drame. On pourrait plaindre Bâton s’il ne se rendait pas lui-même insupportable : ses espoirs déçus, ses rancœurs rentrées, sa manière de voir le monde en victime font de lui un personnage plus proche du sournois que du misérable.

C’est toute la force du livre : pas de pathos, pas d’excuse, juste la mécanique implacable d’une solitude qui se nourrit d’elle-même. Bove dissèque l’isolement comme personne. Il y a chez Bâton une forme inversée de Don Quichotte. Et si Quichotte rêvait trop grand, Bâton, lui, ne rêve plus. Il se ratatine. Il ne se bat pas contre des moulins, il attend qu’on le remarque. Il n’a pas d’idéal, juste une peur immense du vide. Si Quichotte nous touche par sa démesure et son refus du réel, Bâton nous glace par sa petitesse, sa manière de réduire l’amitié à une mendicité maladroite. Il ne rêve pas d’amour courtois ou de gloire chevaleresque, il voudrait juste qu’on l’invite à dîner, qu’on lui parle un peu plus longtemps dans la rue. Et c’est peut-être pire.

★★★★★

Emmanuel Bove “Mes Amis“, Éditions Gallimard, Paris, 1924, 206 pages

Alain Cattet