“L’Or”: les pionniers ne gagnent pas toujours

“L’Or”: les pionniers ne gagnent pas toujours

L’histoire officielle ne retient que les vainqueurs. On célèbre les chercheurs d’or qui ont bâti la Californie, les self-made men qui ont transformé une terre vierge en empire. Mais ceux qui ont défriché le terrain, ceux qui ont creusé avant tout le monde, ceux-là finissent toujours par se faire déposséder. Blaise Cendrars le sait, et c’est ce qu’il raconte dans “L’Or“.

Johann August Sutter avait tout compris avant tout le monde. Il arrive en Californie quand elle n’est encore qu’un bout de territoire mexicain oublié, fonde une colonie florissante et devient l’un des hommes les plus puissants de la région. Il a l’instinct du pionnier, celui qui voit plus loin que les autres. Mais un pionnier n’est jamais qu’un éclaireur, un homme qui prépare le terrain pour les suivants. Quand ces suivants débarquent, il est déjà condamné.

Le paradoxe est cruel : Sutter est le propriétaire des terres où l’or est découvert, mais c’est cette découverte qui le détruit. Une armée de prospecteurs afflue, s’installe sans vergogne, ravage son domaine, vole ses récoltes. La loi ne suit pas, la justice non plus. Il n’y a pas de justice pour ceux qui ont eu raison trop tôt. En quelques mois, il perd tout, réduit à errer dans les couloirs du pouvoir pour tenter de récupérer ce qui lui appartient. Il mourra en 1880, dans l’indifférence totale, pendant que les villes de Californie prospèrent sur les ruines de son rêve.

Cendrars ne cherche pas à sauver Sutter. Il ne le rend ni plus grand, ni plus tragique qu’il ne l’était. Il coupe dans le récit, ne garde que les faits essentiels, raconte la chute comme une évidence. Il n’y a pas de morale, pas de message sous-jacent. Juste une leçon froide et implacable : les pionniers sont faits pour être oubliés.

C’est ce qui rend “L’Or” si moderne. On peut y voir l’histoire de n’importe quel visionnaire balayé par plus rapide, plus opportuniste, plus vorace que lui. Les startups qui explosent avant d’être absorbées, les artistes révolutionnaires qui finissent copiés et dépassés, les inventeurs dont les brevets enrichissent d’autres. Toujours la même mécanique : on n’exploite jamais ce qu’on découvre. Sutter n’a pas compris qu’il n’était qu’un jalon dans l’Histoire. Cendrars, lui, l’a bien compris. Et c’est pour ça que “L’Or” est un roman encore aussi fort aujourd’hui.

★★★★★

Blaise Cendrars “L’or” (Folio)

Alain Cattet