My Bloody Valentine “Loveless”

My Bloody Valentine “Loveless”
Cerveau tordu du groupe, Kevin Shields a inventé l’album à vivre : car oui “Loveless” est une expérience, un disque qui avale l’auditeur, le broie sous des vagues de guitare et le recrache hébété, groggy, sans qu’il puisse dire s’il vient d’assister à une messe païenne ou à une déflagration nucléaire sous codéine. Car “Loveless” est une hallucination, un précipice sonore, un disque dont les contours restent flous même après des centaines d’écoutes. Un disque qui semble toujours vivant, comme s’il se reconfigurait à chaque passage.

Sorti en 1991 après une gestation interminable, Loveless est à la fois un aboutissement et une impasse. Il représente le sommet du shoegaze, cette musique où les guitares ne sont plus des instruments mais des murs mouvants, des océans sonores où les voix ne sont que des ombres. Mais il est aussi un disque sans lendemain, un coup de maître qui laisse son auteur exsangue. My Bloody Valentine ne s’en remettra jamais vraiment.

L’odyssée du chaos

Pendant deux ans, Kevin Shields, leader obsessionnel du groupe, s’enferme en studio avec une idée fixe : créer un son qui n’existe pas encore. Il enchaîne les ingénieurs du son – une vingtaine, tous virés –, noie les pistes de guitare sous des couches successives de distorsion et pousse les machines au bord de l’implosion.

“Loveless” est l’œuvre d’un perfectionniste obsessionnel qui a poussé son label à la ruine. Creation Records, qui misait sur lui comme une figure montante du rock indé, a presque coulé à force de financer des heures de studio interminables et des expérimentations qui semblaient ne jamais aboutir. Shields lui-même était insatiable, cherchant à capturer un son qu’il n’avait encore jamais entendu. Le prix de cette quête ? Une maison de disques exsangue, et un artiste qui s’est isolé pendant vingt ans après ça.

Dès “Only Shallow“, on comprend que tout repère est aboli. Une intro au scalpel, des guitares qui vrillent, un riff qui dérape comme une voiture lancée à pleine vitesse sur le verglas. La voix de Bilinda Butcher, éthérée, s’efface sous la tempête. Ce n’est que le début du voyage. “To Here Knows When” dissout la musique pop dans un brouillard de sons inversés, de boucles fantomatiques. When You Sleep propose une mélodie presque radieuse, mais elle est broyée sous un maelström de guitare liquide. Come In Alone fait danser les fréquences, un ballet électrique entre saturation et silence.

Chaque morceau est un mirage, une chanson pop cachée derrière un rideau de bruit. Shields a mis au point une technique qui va hanter le rock indé pendant des décennies : il joue ses guitares avec un vibrato flottant, créant un effet d’apesanteur, un son qui semble osciller, sans jamais se fixer. C’est là que réside la magie de cet album : rien n’est stable, tout glisse, tout vibre, tout disparaît au moment où l’on croit le saisir.

Un disque hors du temps et hors de prix

De l’autre, Loveless a fini par devenir un disque d’héritiers. Un disque de musiciens et de mélomanes qui peuvent se permettre de passer des heures à disséquer chaque fréquence, chaque texture. Il n’a jamais été pensé pour les radios, il ne s’est jamais imposé dans le grand public. C’est un album qui coûte cher, et qui a toujours appartenu à une certaine élite indé.

À sa sortie, “Loveless” passe presque inaperçu. Trop en avance, trop hermétique, trop radical. Mais les musiciens, eux, ont compris. Sans My Bloody Valentine, pas de Radiohead période “OK Computer“, pas de Sigur Rós, pas de Mogwai. Sans “Loveless“, pas de dream pop, pas de revival shoegaze, pas d’innombrables groupes essayant encore aujourd’hui d’en reproduire l’alchimie. Mais personne n’a jamais réussi.

My Bloody Valentine ne refera jamais vraiment de musique après ça. Kevin Shields disparaît pendant des années, obsédé par le mythe qu’il a lui-même créé. Il reviendra en 2013 avec m b v, un album correct, mais qui ne pourra jamais égaler la folie mystique de Loveless. Qui reste une anomalie absolue. Une œuvre inclassable, indatable, qui continue d’aspirer ceux qui s’y frottent. Un disque qui n’a rien perdu de son mystère, parce qu’il n’a jamais livré toutes ses clés.

★★★★★

My Bloody Valentine “Loveless“, 1 CD (Creation), 1991

Only Shallow / Loomer / Touched / To Here Knows When / When You Sleep / I Only Said / Come In Alone / Sometimes / Blown a Wish / What You Want / Soon

J-Marc Grosdemouge