Défense et illustration des bénéfices de la lecture

Défense et illustration des bénéfices de la lecture

Dans La littérature ça paye !” Antoine Compagnon fait une brillante démonstration que lire est la chose la plus belle est la plus intéressante qui soit. Son parcours brillant en atteste.

A la question “Dieu est-il ou pas ?”, on connait la réponse que fit Blaise Pascal, qui était mathématicien et connaissait donc les probabilités. Il démontra qu’on avait tout à parier sur son existence : “si vous gagnez, vous gagnez tout, si vous perdez, vous ne perdez rien. Gagez donc qu’il est, sans hésiter”. Avant d’être le grand amoureux des livres que l’on connait, Antoine Compagnon est un mathématicien : et dans ce livre, il fait le pari de la littérature.

Retraité mais encore ô combien actif, l’ancien enseignant du Collège de France, spécialiste de Baudelaire et de Proust, Compagnon a renoncé jeune à une carrière qui aurait pu faire de lui un PDG, sans doute millionnaire, alors qu’il gagne aujourd’hui correctement sa vie. “Seulement” correctement oserait-on : il ne possède pas de yacht, de résidence secondaire luxueuse, et cela ne semble pas un instant lui donner du regret.

Choisir le temps long

Jeune homme, Compagnon a en effet choisi de faire un doctorat en lettres alors qu’il avait réussi l’examen d’entrée à Polytechnique, et… ce n’était pas un choix rentable (au sens économique du terme, c’est à dire de salaires). Voilà bien une incongruité voire une hérésie pour notre monde moderne qui ne jure que par la rentabilité assurée, le cash, le rendement, le court terme. Dans ce essai vivifiant, au soir de sa vie, Compagnon  nous explique pourquoi il ne ne regrette pas son choix. Et c’est par la bouche le docteur Cottard, un personnage de Proust (“Sodome et Gomore II”) :  lire “c’est une espèce de placement dont on ne touche que tard les intérêts – en revanche très gros”.

En choisissant la littérature et pas des études d’ingénieur, Compagnon a gagné bien plus qu’un yacht : la compagnie des livres, des idées, des grands auteurs. Lire, c’est avoir mille vies. La littérature, c’est selon le mot bien connu de Proust “la vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent pleinement vécue”. Alors chapitre après chapitre, Compagnon nous explique en quoi lire est fondamental… y compris pour faire des mathématiques (il faut savoir lire son énoncé) et comprendre le monde. Lire permet en outre d’acquérir une lettrure, que les latins appelaient cultura animi et que Compagnon nomme instruction littéraire. Une sorte de sens complémentaire aux cinq sens, qui consiste à s’imprégner des textes, des idées, à forger sa sensibilité. Compgnon revient souvent à ce concept de lettrure, qui distingue les hommes pressés et les hommes de culture, et c’est le point central de cet essai. La lettrure ne s’acquiert qu’avec le temps long : des années, des décennies même.

A l’heure où beaucoup prévoient un futur gouverné par les IA, Compagnon, qui n’évoque pas ce thème spécifiquement, semble dire que quand il s’agit d’analyser, une machine avec une puissance de calcul infinie ne pourra jamais rivaliser avec un.e humain.e lettré.e, sensible, non pas un supercalculateur mais un être de chair et de sang certes, qui n’a pas parié sur la rapidité, mais au contraire sur le temps long de la lecture et de l’étude. Oui, on peut étant adulte et salarié continuer à étudier, sans s’inscrire en faculté… Comme,t ? Tout simplment en lisant. Sauf que dans notre civilisation basée sur l’informatique et les réseaux, le discours dominant du moment ne valorise que la rapidité, l’efficacité, le rendement. La lecture serait-elle menacée ?

Paper is the new cool 

Compagnon constate que les jeunes gens lisent de moins en moins. Et la promotion des livres se fait en très grande partie sur les réseaux sociaux. Voici une question que Compagnon n’a pas traitée car il n’est sûrement pas utilisateur d’Instragram mais qui me taraude parfois : les bookstragrameurs qui passent leurs journées à faire de belles vidéos pour présenter des livres à leur followers, ont-ils réellement le temps nécessaire à leur lecture ? On sait combien de temps il faut pour lire, annoter, faire une pause, reprendre son livre. On sait aussi combien les réseaux sont chronophages, et qu’une vidéo bien produite demande de soigner les lumières, le montage, etc. Le doute est donc permis, et une enquête approfondie ferait certainement un bon essai.

Je fréquente moi-même les réseaux, et suis tombé plus d’une fois sur des vidéos de coachs en lecture rapide. Maitriser cette méthode peut avoir des avantages pour certains documents rébarbatifs, mais qui a envie de lire “Germinal” à toute vitesse ? Zola est un champion de la description : a-t-on envie de le lire en accéléré comme cela se fait avec une série Netflix ? Une poésie se doit-elle se lire à toute vitesse ou en prenant son temps ? Nos instituteurs nous incitaient à prendre notre temps, comme on hume un bon vin. Pendant l’écriture de cet article sur une vidéo de 20 secondes qui explique qu’une police de caractère a été développée pour augmenter de 10% la vitesse de lecture. Elle s’appelle Lexend, et a reçu le concours de la multinationale Google, ce qui n’étonnera guère.

Sauf que si demain une panne d’électricité générale touche le pays, nos ordinateurs et Internet seront hors service quelques jours. Pendant la grande tornade de 1999, certains ont déprimé. D’autres ont redécouvert les joies de faire de l’exercice, des jeux de société, et bien sûr… de lire. Avec ce livre il n’est donc pas question de faire la culbute en 6 mois, ni de s’acheter une Ferrari en s’empiffrant du matin au soir de “capsules” sonores qui condensent les plus grands essais de philosophie (oui ça existe et c’est bien sûr payant). Il s’agit tout simplement -est-ce une ambition modeste ou sublime et grandiose ?, de bien vivre.

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Antoine Compagnon La littérature ça paye !”, éditions des Equateurs, Paris, 2024, 187 pages, 18 euros.

Jean-Marc Grosdemouge