Marianne Faithfull “Broken English”, l’incandescence d’un retour “impossible”

Marianne Faithfull “Broken English”, l’incandescence d’un retour “impossible”

Mais impossible n’est pas Marianne, qui a toujours eu pour elle l’élégance du chaos. Il est des albums qui sonnent comme des confessions, d’autres comme des règlements de compte. “Broken English” est les deux à la fois. Quand Marianne Faithfull revient en 1979, elle a envoyé paitre la muse fragile du Swinging London, c’est une rescapée qui porte sur ses épaules les cendres de la décennie passée. Héroïne, rue, trahisons et mépris médiatique : elle revient de tout et n’a plus rien à perdre. Alors, elle n’épargne rien : ni elle, ni nous.

La voix est brisée, rauque, marquée par les excès. Plus de douceur adolescente, plus de ballades feutrées. “Broken English” est un choc : une new wave glaciale qui cogne comme du punk, une noirceur poisseuse et un désenchantement total. Faithfull chante comme on crache, comme on hurle dans le vide. Un disque qui ne quémande pas le pardon. Juste une vérité brutale, nue, impardonnable

Impossible retour ?

Il faut comprendre d’où elle revient. À la fin des années 60, Marianne Faithfull est une égérie : belle, insouciante, adulée. Elle a chanté “As Tears Go By”, elle a aimé Mick Jagger, elle a fréquenté les beaux quartiers et les légendes du rock. Puis, tout bascule. Dépression, héroïne, perte de la garde de son fils. Les années 70 sont une longue chute : overdoses, squats, anonymat, tabloïds anglais qui la traînent dans la boue. Quand elle enregistre “Broken English”, personne ne mise plus sur elle. Et pourtant. Elle entre en studio avec Mark Mundy, épaulée par un groupe qui comprend Barry Reynolds, Steve York et Terry Stannard. Ce ne sont pas des musiciens de session interchangeables. Ils sentent ce qu’elle a à dire, ce qu’elle doit cracher. “Broken English” ne sonne pas comme un disque de comeback. Il sonne comme une mise à mort d’un passé honni.

Dès les premières secondes du morceau-titre, on sait que ce disque ne jouera pas selon les règles : des synthés froids, une basse rampante, un beat mécanique et puis il y a cette voix. Faithfull ne chante plus. Comme Nico, autre infortunée, elle psalmodie, balance ses phrases comme un couperet. “Broken English” est inspirée d’Ulrike Meinhof et de la Fraction Armée Rouge, mais c’est bien Faithfull qu’on entend derrière chaque mot : colère, amertume, lucidité.

Attention, ça brûle

L’album est une succession d’uppercuts. “The Ballad of Lucy Jordan”, reprise d’un morceau de Shel Silverstein, devient une tragédie absolue sous sa voix. C’est l’histoire d’une femme qui réalise que sa vie n’a mené à rien, qu’elle ne verra jamais Paris depuis le toit d’une voiture décapotable. La résignation n’a jamais été aussi belle. “Guilt” est hanté par la religion et l’auto-destruction, porté par une guitare spectrale et une rythmique pesante. “Brain Drain” sonne comme un délire paranoïaque en slow motion. Et puis, il y a “Why D’Ya Do It”. Six minutes et demie d’un déferlement de rage sexuelle, où Faithfull vocifère un texte incendiaire sur l’infidélité. La basse claque comme un fouet, les guitares crissent, la voix hurle. C’est un morceau impossible, une descente aux enfers qui scandalise tant qu’il sera interdit en Australie. Au milieu de cette tempête, une reprise : “Working Class Hero” de John Lennon. Une version plus froide, plus cynique. Si Lennon chantait la désillusion des opprimés, Faithfull, elle, l’incarne. Elle murmure les paroles comme un adieu à tout ce qu’elle a perdu.

Renaître, mais sans concession

À sa sortie, “Broken English” est un électrochoc : l’Angleterre, qui l’avait enterrée, découvre une artiste transfigurée. L’album est un succès dans les hits en France et en Allemagne, “The Ballad of Lucy Jordan” devient un tube européen. Faithfull ne sera plus jamais une simple “ex” de Jagger. Elle décolle la poisseuse image de “muse” : c’est une artiste à part entière, une voix unique, une survivante qui transforme ses blessures en musique. C’est l’histoire d’une femme qui revient du néant, qui pose les poings sur la table et qui dit : “Je suis encore là.” Et plus encore : cette fois, personne ne pourra l’ignorer. Il y a peu Amélie Nothomb, fan ultime de Tool (on en jouera à son enterrement) disait que Maynard Keenan est l’un des rares artistes à arriver à créer à partir de sa haine. On lui répondra OK, mais Tricky époque “Maxinquaye” ? Et Faithfull en 1979 ?

Marianne Faithfull “Broken English” (1979)

Broken English / Witches’ Song / Brain Drain / Guilt / The Ballad of Lucy Jordan / What’s the Hurry / Working Class Hero / Why D’Ya Do It

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Jean-Marc Grosdemouge