Nick Drake “Five Leaves Left”

Les feuilles étaient presque tombées quand Nick Drake a quitté ce monde. Mais son murmure, lui, résonne encore sur ce disque et dans ceux de tous les artistes qu’il a inspirés.
Il y a des albums qui ne clignotent pas, n’allument pas les girophares pour demander l’attention, mais qui l’imposent, doucement, comme un vent tiède un soir de septembre. “Five Leaves Left” de Nick Drake est de ceux-là. Sorti en 1969, il passe presque inaperçu, perdu dans le tumulte d’une époque où le folk est soit contestataire, soit ancré dans la tradition. Nick Drake, lui, ne choisit aucun camp. Il s’évapore entre les notes, comme un chien galeux ou un humain mais alors du genre silhouette floue sous un lampadaire.
Dès “Time Has Told Me”, on comprend que ce disque ne sera pas un simple alignement de chansons, mais un voyage suspendu, une mélancolie feutrée qui s’installe au creux des os. La voix de Drake, discrète mais pénétrante, glisse sur les accords de guitare comme une plume sur l’eau. Il y a dans cette musique un quelque chose d’intime, un bruissement d’âme qui ne se donne qu’à ceux qui prennent le temps d’écouter.
Enregistré sous la houlette de Joe Boyd, “Five Leaves Left” bénéficie d’arrangements d’une finesse rare. Les cordes sur River Man s’élèvent comme un brouillard matinal, portées par des harmonies presque baroques. Cello Song danse sur un rythme envoûtant, son violoncelle vibrant à chaque respiration. Ce disque ne crie jamais, il chuchote. Il ne cherche pas à convaincre, il enveloppe.
Mais sous la douceur apparente, la gravité affleure. “Way to Blue” semble murmurer un avertissement, une mise en garde venue d’un ailleurs indéfinissable. “Fruit Tree” prophétise déjà la malédiction de son auteur : “Fame is but a fruit tree, so very unsound, it can never flourish, ‘til its stock is in the ground” (La célébrité n’est qu’un arbre fruitier fragile, elle ne peut jamais prospérer si elle n’a pas des racines profondément en terre). C’est magique : une phrase, et tout est dit. Nick Drake, ignoré de son vivant, vénéré bien trop tard, a déjà compris que la reconnaissance ne viendra pas. Pas tout de suite du moins.
À sa sortie, “Five Leaves Left” ne caracole pas en top des ventes. Il faudra attendre des décennies avant que l’on mesure la profondeur de cette œuvre fragile et intemporelle. La reprise de “River man” de Brad Mehldau en versio trio jazz a fait découvrir ce titre une génération de mélomanes pas encore nés en 1969 et la chanson continuera longtemps son petut bonhomme dans chemin. Aujourd’hui encore, il suffit d’une nuit silencieuse, d’un casque sur les oreilles, pour que ces chansons s’ancrent sous la peau, comme un secret chuchoté à l’oreille.
★★★★★
Nick Drake “Five Leaves Left”, 1 CD (Island), 1969
Time Has Told Me / River Man / Three Hours / Way to Blue / Day Is Done / Cello Song / The Thoughts of Mary Jane / Man in a Shed / Fruit Tree / Saturday Sun
A mettre immédiatement dans votre playlist :
- “River Man” un morceau folk hypnotique, porté par des cordes en apesanteur.
- “Cello Song” : une danse mélancolique, bercée par un violoncelle obsédant.
- “Way to Blue” : une élégie en clair-obscur.
- “Fruit Tree” : une prophétie chantée avec une douceur poignante.