Primal Scream “Screamadelica”, chants de l’’extase

Primal Scream “Screamadelica”, chants de l’’extase

“Screamadelica”, c’est l’after de l’after, l’aube après une nuit blanche, la descente après l’extase. Plus de trente ans après, certains n’ont toujours pas retrouvé le chemin du bercail. Ils disent qu’ils ont perdu leur Carte Orange, mais leurs yeux rougis trahissent le bobard. L’album n’appartient à aucun genre, c’est une montée (pas celle d’escalier), ou un crash à la J.G. Balard, mais au ralenti. Un disque à écouter à fond, de préférence à 3 heures du matin, dans un état second.

Sortez vos cahiers, on va poser la problématique. “Screamadelica” pose une question : pourquoi choisir entre le rock et l’électronique, entre la fête et la mélancolie, entre les guitares et les beats ? Quoi Jean-Jacques, tu as déjà un avis ? Quand la musique est bonne, tout peut cohabiter. Toi, tu finiras en zonzon comme ton frère, ou milliardaire.

En 1991, le rock est en pleine mutation. Le grunge explose aux États-Unis, la techno s’impose en Europe, et les guitares commencent à dialoguer avec les machines. Entre deux mondes, entre deux époques, entre deux trips, Primal Scream largue une bombe à retardement : “Screamadelica”, une sorte denuit blanche condensée en onze titres, un trip euphorique où le rock’n’roll croise l’acid house, le gospel et la soul, comme si les Stones avaient avalé un sound system et s’étaient perdus dans un club enfumé de Manchester.

Un groupe en plein vertige

Avant “Screamadelica”, Primal Scream est un groupe de rock lambda, un croisement entre les Byrds et le Velvet Underground, sympa mais sans éclat. Bobby Gillespie, ancien batteur des Jesus and Mary Chain, chante d’une voix traînante, un peu paumée, avec cette nonchalance héritée du punk et du psychédélisme.

Mais en 1988, tout change. L’Angleterre est frappée par la révolution acid house. Les clubs se transforment en temples de l’extase, la jeunesse découvre le MDMA et les raves deviennent un mode de vie. Gillespie et sa bande, intrigués, plongent dans le bain et comprennent que le futur de la musique ne sera ni rock ni électronique, mais un mélange des deux.

L’homme qui va concrétiser cette mutation s’appelle Andrew Weatherall, un DJ et producteur génial qui prend leur morceau “I’m Losing More Than I’ll Ever Have”, un rock paresseux et bluesy, et le transforme en “Loaded”, un hymne électronique euphorisant, un manifeste pour une génération en quête de transcendance. Dès lors, Primal Scream ne regarde plus en arrière. Ils ne veulent pas du pain et des jeux, ils veulent des beats, des drogues, du groove à foison. Ils veulent faire le grand saut.

Une odyssée sonore

“Screamadelica” est un voyage, une fête qui ne finit jamais, une montée vertigineuse suivie d’un retour sur terre difficile. Tout commence par “Movin’ On Up”, un gospel rock porté par une guitare à la Stones et des chœurs célestes. C’est l’ascension, le début du trip, un morceau qui donne envie de lever les bras au ciel et de tout oublier. Puis, la nuit tombe. “Slip Inside This House”, reprise hallucinée des 13th Floor Elevators, nous plonge en plein délire psychédélique. Le groove est lancinant, la basse hypnotique, le morceau s’étire comme un trip sans fin. “Don’t Fight It, Feel It” est une explosion house, une montée en puissance purement électronique, où Denise Johnson prend le micro pour une transe hypnotique et libératrice.

Et puis il y a “Higher Than the Sun”, le sommet absolu du disque, produit par The Orb, un morceau qui flotte entre ambient et dub, une dérive cosmique où tout se dissout. Une ligne de basse qui s’étire à l’infini, des nappes synthétiques qui s’évaporent, une voix en apesanteur… On n’est plus sur terre. “Loaded” débarque comme un shoot d’énergie pure. Un beat implacable, une ligne de basse qui groove, un sample irrésistible (“We wanna get loaded, and we wanna have a good time!”). C’est l’hymne absolu d’une génération sous acide, un morceau qui sent la sueur et la liberté, la fumée et les néons. Mais toute fête a sa descente : “Damaged” est le retour au réel, une ballade fragile où Gillespie chante avec une douceur inhabituelle. La gueule de bois arrive, la nuit touche à sa fin. Et quand point “Shine Like Stars”, on sent que le voyage est terminé. Le beat ralentit, la voix s’éloigne, les lumières s’éteignent.

À sa sortie, “Screamadelica” est un séisme, il a changé les règles. Il décroche le premier Mercury Prize en 1992, s’impose comme le pont entre la culture club et le rock, et influence toute une génération. Oasis, Kasabian, The Chemical Brothers, LCD Soundsystem… Tous doivent quelque chose à cet album. Aujourd’hui encore, c’est un disque qui respire la liberté, une déclaration d’amour à la musique sous toutes ses formes, une œuvre qui ne s’écoute pas, mais qui se vit.

Primal Scream “Screamadelica”, 1 CD (), 1991

Movin’ On Up / Slip Inside This House / Don’t Fight It, Feel It / Higher Than the Sun / Inner Flight / Come Together / Loaded / Damaged / I’m Comin’ Down / Higher Than the Sun (A Dub Symphony in Two Parts) / Shine Like Stars

Jean-Marc Grosdemouge